Le nouveau (et dernier, prétend-il en souriant) spectacle de Matthias Langhoff est au carrefour de deux filiations. L’une avec le dramaturge allemand Heiner Müller, l’autre avec le comédien et metteure en scène français d’origine argentine, Marcial di Fonzo Bo.
En 1974 le public français et suisse découvrait Heiner Müller à travers la mise en scène de La bataille, spectacle cosignée par Manfred Karge et Matthias Langhoff au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis alors dirigé par René Gonzales. Puis ce fut, au mêle endroit, Mauser suivi d’ Hamlet Machine dans des traductions et mises en scène de Jean Jourdheuil. Les occurrences de Müller en France allaient se multiplier du petit Odéon, au Festival d’Avignon (mémorable Cas Müller), à la MC93 et ailleurs.
Dix ans après La bataille, Müller envoie à Langhoff les 9 pages (pages 9 à 17 dans la traduction française) constituant Rivages à l’abandon, Médée-Matériau, Paysage avec Argonautes autour de l’Argo, le navire des Argonautes ( « le navire désormais inutile, suspendu dans l’arbre hangar et latrines des vautours aux aguets ») , de Jason (« Pour un frère je t’ai donné deux fils » et de Médée (« nourrice connais-tu cet homme »). Müller accompagne l’envoi d’un mot : « Peux-tu le faire ? ».Il le peut, il le veut, il le fera à Berlin.
Et aujourd'hui Langhoff renoue avec cet ensemble de trois textes qu’il surnomme par leurs initiales RMP et dont le mode narratif « a plus à voir avec la peinture ou la sculpture qu’avec les modes de narration habituels du théâtre »observe-t-il. La version française de RMP qu’il signe aujourd’hui se présente d’abord pour le spectateur comme une exposition à laquelle il est convié. Il y voit sous cloches de verre deux paquets, l’un de cigarettes Casino Josette, populaires au temps de la RDA, l’autre, de la même époque et tout aussi courant, un paquet de préservatifs en écho au premier des trois textes de Müller Rivages à l’abandon. Sous une autre cloche , la maquette de l’Argo, le bateau des Argonautes partis à la recherche de la Toison d’or en écho au dernier texte « Les forêts brûlaient en EASTMAN COLOR/mais le voyage était sans fin NO PARKING/ A l’unique carrefour Polyphème/ d’un seul œil réglait la circulation/ Notre port était un cinéma désaffecté ». Et puis deux grands panneaux, sur l’un d’entre eux, figure une photo où Heiner Muller allumant une cigarette au bord d’un paysage désolé (arbre beckettien, ruines à l’abandon) , sur l’autre la proue d’un bateau échoué débordant d’un énorme socle de béton, On entend également une pièce radiophonique de Heiner Goebbels, Verkommenes ufer (texte de Heiner Müller) que Goebbels a demandé aux passants des rues berlinoises de lire) .
Après quoi, entre les deux panneaux, le public est convié à prendre place sur un gradin et s’enchaînent les trois textes de RMP interprétés par Claudio Codemo (par ailleurs régisseur plateau), Marcial di Fonzo Bo, Laura Lemaître et Frédérique Loliée . On retrouve l’entrelacs des éléments disparates, de la cuisinière à gaz chère à Müller (cf Hamlet-Machine) à la barque de tous les embarquements. A la fin des trois textes Müller ajoute une note : « Rivages à l’abandon peut se jouer pendant que se déroule, par exemple, le programme d’un peep-show, Matériau-Médée au bord d'un lac près de Straussberg qui serait une piscine envasée à Berverley hill ou une salle de bains d’un clinique psychiatrique ». C’est dans l’esprit là que Matthias Langhoff opère, poursuivant ainsi sa vieille complicité avec Müller.
L’autre complicité , tout aussi vive, est celle qui relie Matthias Langhoff à Marcial Di Fonzo Bo depuis qu’il l’avait dirigé au sortir de l’école du Théâtre National de Bretagne dans Richard III en 1995 (lire ici). Il s’étaient retrouvés l’an dernier (lire ici) pour la re-création de ce spectacle, ils n’allaient pas se quitter comme ça. Avec Müller en embuscade. Et on retrouve autour de Matthias les mêmes collaborateurs qu’en 1995, citons la scénographie et les costumes de Catherine Rankh, l’assistance à la mise en scène de la fidèle Véronique Appel.
Une fois encore la magie opère, langhoffienne en diable, un bouquet de lambeaux éblouissants où l’Histoire se ramasse dans les caniveaux, où la mythologie grecque est une eau d’autant plus trouble qu’elle est éclairante, où l’on jette une canne à pèche, comme le font les enfants dans une fête foraine essayant d’attraper un canard pour escompter gagner le gros lot et, avec la complicité du forain, ils l’attrapent . « Si j’ai à nouveau envie de mettre en scène RMP, et maintenant en français, une langue que je ne maîtriserai sans doute jamais vraiment, ce n’est pas uniquement en raison de la situation du monde. Le monde a besoin des anciens et nouveaux textes qui ne cessent jamais de rester en mouvement entre le passé et le présent comme Rivage à l’abandon Matériau-Médée Paysage avec Argonautes ». écrit Langhoff, spectacle-preuve d’une heure chrono à l’appui.
Comédie de Caen jusqu’au 13 janvier. Du 26 janv au 2 fév au CDN d’Aubervilliers. Du 22 au 26 fév au teatro Piemonte-Europa de Turin. Le texte est publié aus Editions de Minuit à la suite de Germania Mort à Berlin.