jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

1365 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 mai 2016

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Le Théâtre de la Bastille plus que jamais occupé

Coachés par Tiago Rodrigues et les acteurs de son "Bovary", des spectateurs occupent le Théâtre de la Bastille avec la complicité et la bienveillance de l'équipe du théâtre. Premier bilan mardi dernier : "Ce soir ne se répétera jamais". Et c'est vrai. Récit de cette soirée unique.

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Première "scène" de "Ce soir ne se répétera jamais" le10 mai © Pierre Grosbois

Le Théâtre de la Bastille est occupé par une soixantaine de spectateurs de tous âges, à l’évidence manipulés par un groupuscule d’acteurs ayant à leur tête un meneur portugais, Tiago Rodrigues, habitué des lieux (lire ici). Ce mardi 10 mai au soir, cette occupation semblait préoccuper la police, fébrile en ce jour noir d’annonce d’un tir de 49.3, de nombreux citoyens convergeaient vers le théâtre pour assister à l’Assemblée Générale de cette occupation sous le nom de code Ce soir ne se répétera jamais. Dilemme cornélien pour les nuitdeboutistes : aller devant l’Assemblée nationale manifester contre le 49.3 ou aller participer à l’occupation du Théâtre de la Bastille ?

Un meneur portugais

De façon inhabituelle, un car de police stationnait devant le théâtre. Derrière les vitres anti-émeutes, des hommes en uniforme scrutaient le va-et-vient. Le spectacle d’un car de police dans cette partie de la rue de la Roquette est habituel mais ordinairement le dit véhicule (souvent deux) stationne dans la rue jouxtant le théâtre, devant le domicile d’une musicienne (l’opéra Bastille est à deux pas) et de son mari, Premier ministre très peu porté sur le théâtre.

On sentit un moment de fébrilité policière lorsque le meneur portugais entraîna sur le trottoir un flot de spectateurs pour décompresser la masse compacte qui, dans l’étroit hall du théâtre, chantait (non, pas la Carmagnole, quelque chose de plus champêtre) entraînée par un Jacques Bonnafé en pleine forme. Le meneur portugais avait en main une brassée de textes écrits par des occupants-spectateurs et il en faisait une lecture toisant la foule de son accent lusitanien. Chaque feuille racontait le souvenir indélébile d’un des spectateurs lors d’une venue au Théâtre de la Bastille. Le plus drôle fut celui d’un quidam qui se souvenait d’un spectacle qu’il n’avait pas vu puisqu’il s’était trompé d’heure et était arrivé en retard, ce qui arrive régulièrement dans ce théâtre où l’on se pointe vers 20h20 pour un spectacle qui commence à 20h.

La porte du fourgon de la police

Tandis que le meneur portugais lisait sa liasse de feuilles, on vit un policier ouvrir discrètement la porte du fourgon. Pour surveiller la teneur des propos ? Sans doute rassuré, il ferma la porte mais, n’y tenant plus, il l’ouvrit de nouveau, à l’évidence pour écouter, se délecter, charmé qu’il était par les propos du meneur portugais. Quelques minutes plus tard (sur ordre ?), il referma la porte à glissière. Puis l’ouvrit encore et ainsi de

Illustration 2
Le meneur portugais et le car de police © jpt

suite. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, disait Musset, même celle d’un car de flics.

La soirée allait  se poursuivre, provisoirement, dans la grande salle. Les uns (nous) assis dans les fauteuils de la salle, les autres sur la scène (acteurs, personnel de la Bastille et spectateurs-occupants) sur des chaises. Tandis que Grégoire Monsaingeon égrenait quelques notes sur un piano droit disposé côté droit du plateau comme il se doit, chacun se leva de sa chaise s’avança portant devant lui, écrit sur une feuille (voir photo), le nom d’un spectacle choisi, vu au théâtre de la Bastille ou ailleurs, ces dix, vingt dernières années, voire plus. Générique de souvenirs. Chaque spectateur vit sa mémoire clignoter d’aise en reconnaissant le titre d’un spectacle aimé. Et puis le meneur devenu maître de cérémonie expliqua qu'on allait pouvoir maintenant investir tout le théâtre car il allait se passer des choses dans tous les recoins.

Une bonne partie de la soirée devait tourner autour d’un axe double : les spectateurs-occupants et le Théâtre de la Bastille. Le tout mis en musique par le meneur portugais et les acteurs Jacques Bonnafé, David Geselson, Grégoire Monsaingeon et Alma Palacios qui jouaient dans l’excellent Bovary mis en scène par Tiago Rodrigues (lire ici).

Patrick Blais-Barré super star

On vit ainsi Patrice Blais-Barré, le directeur technique du théâtre, raconter l’histoire de ce lieu qui, au XVIIIe siècle, fut une manufacture de céramique avant de devenir, après bien des péripéties, un café-concert puis un cinéma (Le Cyrano) et enfin un théâtre (les murs appartiennent toujours à un propriétaire privé) forcément mal foutu, ne serait-ce que parce que les décors doivent entrer par l’une des deux portes empruntées par les spectateurs, contrainte qui a sans doute contribué à une certaine « esthétique Bastille » excluant tout décor trop imposant. Le directeur technique raconta avec gourmandise la lutte héroïque pour récupérer le défunt bar qui jouxtait naguère l’établissement et qui lui est de nouveau rattaché après avoir été in fine un magasin de sous-vêtements féminins nommé « Froufrou ».

Plus tard, l’actrice portugaise Raquel Castro et David Geselson racontèrent la déconnante histoire de ce même lieu depuis l’antiquité romaine. On retrouvait Geselson dans la salle du haut disant un texte magnifique sur le travail d’André Gorz qu’il avait été lire, quelques jours auparavant, à Radio-Debout sur la place de la République.

Dans le bar, des spectateurs-occupants racontaient, carte de Paris à l’appui, quelques anecdotes relatives au chemin qui les mènent depuis leur lieu de travail ou leur domicile jusqu’au Théâtre de la Bastille. Tout à côté, dans un couloir, on faisait la queue, non devant les toilettes, mais devant la porte au secret où un spectateur-occupant dévoilait… non, je n’en dirai rien.

On allait ainsi, chacun à sa guise, partout dans le théâtre. Je n’ai pas tout vu, personne ne pouvait tout voir. Alma Palacios, danseuse avant d’être comédienne, dansa et entraîna toute la troupe des occupants-spectateurs. Enfourché sur une échelle, Tiago Rodrigues lut un texte extrait de l’increvable recueil Du luxe et de l’impuissance de Jean-Luc Lagarce, tandis que, stoïque, Irène Gordon, attachée de presse de l’établissement, effeuillait des photos de spectacles donnés au Théâtre de la Bastille depuis une trentaine d'années. En voix off,  le personnel de l’accueil et du guichet  racontait des souvenirs de spectateurs, tel celui qui un jour arriva en tenue de cosmonaute. Etc.  

Le choeur des « euh »

A la fin, tout le monde convergea vers la grande salle du bas pour d’ultimes coups de chœurs. Celui orchestré par Jacques Bonnafé autour des poèmes magnifiques de la luxembourgeoise Anice Koltz, chaque spectateur-occupant disant le sien. Celui mettant en cascade de voix des propos oraux hésitants (« euh je.. ») du meneur portugais sur la nécessité de « faire chœur », le tout orchestrés par Grégoire Monsaingeon  dirigeant tous les spectateurs-occupants dans un hilarant chœur des « euh ».

Clou final, on eut droit à la présentation de la prochaine saison du Théâtre de la Bastille. Tous les théâtres subventionnés sauf exceptions (qu’ils se fassent connaître) s’adonnent chaque année en mai ou juin à cet incontournable séance  de « présentation de saison », toujours interminable, « en présence des artistes de la saison » à qui on demande de venir et d’être brefs (ce qu’ils ne sont jamais). En préambule à ce qui lance parallèlement la fameuse « campagne d’abonnement » (cascade de formules où l’on se perd), on doit se coltiner le sempiternel propos du directeur sur la nouvelle saison « sans précédent », accompagnée de son « lot de surprises » tout en insistant sur la présence des artistes « associés » (apparentés à des prises de guerre) et autres artistes « que l’on aime à retrouver ». Toutes ces informations et glorioles figurent au demeurant, à commencer par l’« édito », dans la « plaquette de saison ». Naguère, Olivier Py et Jean-Damien Barbin avaient fait un joli spectacle assassin à partir de ces éditos. A quand une reprise ? 

A la Bastille, la « présentation de saison », avec la bénédiction du directeur de l’établissement, Jean-Marie Hordé, devint un show délirant dès l’annonce du titre de chacun des spectacles, chanté par David Geselson accompagné au piano par Gérard Monsaingeon avant que n’interviennent les spectateurs-occupants lisant des textes de présentation du spectacle librement croquignolesques et délicieusement pince-sans-rire.

Quand on sortit du théâtre, passé 23h, plusieurs fourgons de police étaient stationnés aux abords de l’établissement et des grappes de Terminator battaient le trottoir en lourdes tenues de combat. Sans doute, le policier qui avait écouté le meneur portugais leur avait-il passé le mot, leur soufflant qu’il se passait quelque chose de bizarre au Théâtre de la Bastille. Mais c’était trop tard : la soirée, unique, s’éteignait en douceur du côté du bar, trophée des luttes.

Les  mardis 17 et 24, à 20h, au Théâtre de la Bastille, nouvelles soirées Ce soir  ne se répètera jamais (en principe seul le titre sera répété). L’occupation continue en juin, on y reviendra.     

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.