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Alexander Zeldin, le plus français des metteurs en scène anglais, aime emmener le théâtre là où il n’a pas ses habitudes, là où il se tient sur le qui vive, dans des endroits qu’il n’a jamais visité ou exploré ou qu’il connaît mal.
En France, on avait fait sa connaissance en 2018 avec Love (lire ici), un spectacle qui se passait dans une salle commune d’un hébergement d’urgence dans la banlieue de Londres. On l’avait retrouvé, trois ans plus tard, avec Faith, Hope and Charity (lire ici) qui se passait dans une cantine pour démunis en sursis car promise à la démolition pour laisser place à une opération immobilière. On devait le retrouver en 2022, comme les deux fois précédentes, au Théâtre de l’Odéon avec Une mort dans la famille (lire ici). Cette fois cela se passait dans un EHPAD où la mort est comme une odeur ou une mauvaise herbe qui se répand partout, c’est aussi une vieille connaissance du théâtre dont l’histoire est pleine d’agonisants, de cadavres et de morts violentes. La mort, le théâtre connaît mais les EHPAD il n’y avait quasiment jamais mis les pieds durant toute une pièce.
Aujourd’hui, Alexander Zeldin se retrouve au TNS de Strasbourg dont la directrice Caroline Guiela Nguyen tourne actuellement son spectacle Valentina, créé en avril dernier à Strasbourg (lire ici) et dont l’approche du théâtre n’est pas sans affinités avec celle de Zeldin. C’est donc au TNS que ce dernier vient de créer Prendre soin, nouvelle version en français de Beyong caring, spectacle qui, avec Faith, Hope and Charity et Love forment ce que Zeldin a nommé « La trilogie des inégalités ».
Tout se passe la nuit dans une boucherie industrielle. Les bouchers ont arrêté les machines, rangés les couteaux et sont rentrés chez eux. La nuit, une équipe d’intérimaires vient nettoyer les locaux, les machines et se réunissent à la pause autour d’une table. Ce ne sont pas des employés permanents, ils sont là pour un contrat de quatorze jours mais, comme la carotte devant l’âne, pour les faire avancer dans l’exécution de leur boulot nocturne (balayer, nettoyer, ramasser les détritus), leur chef fait miroiter la «possibilité» à terme d’un contrat permanent pour l’un d’entre eux. Une façon d’exacerber le chacun-pour-soi de ces démunis, cependant mis à mal lorsque l’un des leurs flanche et que la solidarité, l’entre aide se manifestent.
Leur chef qui fait le lien avec la direction de l’établissement, invisible et hors champ, exerce son autorité pour déterminer les moments de pause et de réunion « d’équipe », soumettre ces intérimaires à une (auto) évaluation, notant leur façon d’utiliser et de ranger une serpillière, une énorme machine à balayer le sol ou à leur faire miroiter la possibilité d’heures supplémentaires.
Comme pour ses précédents spectacles, Zeldin part d’un lieu collectif et en explore les coins obscurs et traque les ressacs d’humanité. L’amorce d’un désir entre deux êtres que tout semble opposer, la ruse, la fierté de cette femme sans logis qui revient dans le lieu pour y dormir ou celle qui demande son samedi pour aller retrouver sa fille que l’on devine placée..
« Jeter un regard, un vrai regard sur des vies de galère. C’est ce regard qui, en fin de compte, a quelque chose à nous dire, à nous tous » écrit Zeldin. C’est peu dire que ce spectacle nous traverse.
Qui joue ? Des actrices et des acteurs qui ont été formés dans des cours comme Florent ou l’École du jeu et dans des écoles comme le Conservatoire ou l’ENSAT. Nommons-les : Patrick d’Assumçao, Nabil Berrehil, Charline Paul, Lamya Regragui, Bilal Slimani, Juliette Speck. Dirigés par Alexander Zeldin et sa collaboratrice Kenza Berrada, finement soutenus par la scénographie et les costumes de Natasha Jenkins, les actrices et les acteurs font bloc, font troupe, s’épaulent eux aussi, font preuve constamment d’une troublante et confondante justesse et, par là même, d’une saisissante humanité .
Laissons, pour finir, la parole à Zeldin : « je m’imprègne d’un monde et j’essaie de le comprendre de manière sensible.mais ça, c’est normal, je ne sus pas le seul à faire ainsi. J’essaie d’articuler un point de vue sur la réalité, ça peut sembler modeste mais c’est une tâche immense de pouvoir faire cela avec clarté, originalité, précision, et sans trop d’orgueil, intellectuel ou pire artistique, ni de donner trop d’importance. C’est un métier. En parler de manière intellectuelle est un peu gênant pour moi. Tout ce que j’ai à dire est dans la pièce.»
Théâtre National de Strasbourg, ts les js 20h, jusqu’ au 17oct. Outre l’anglais tous les week-ends, certains soir le spectacle est sous titré dans une langue. Pour Prendre soin
, après l’arabe ces derniers jours, cela sera au tour du géorgien les 16 et 17 oct.
Puis tournée : du 23 au 26 oct Teatro Metastasio, Prato [Italie], les 30 et 31 oct Teatro Due, Parme; les 12et 13 nov au Volcan du Havre les 23 et 24 nov Crossroads Festival de Prague, les 5 et 6 déc De Singel, Anvers, les 11 et 12 déc Théâtre Populaire Romand à La Chaux de Fonds, du 26 au 28 fév au Culturgest de Lisbonne, du 18 au 22 mars aux Célestins de Lyon, du 4 au 12 juin à Paris Théâtre de la Ville-Les Abbesses, dans le cadre du festival Chantiers d’Europe