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C’est un recoin de nulle part. Un mur, plus loin une cabine téléphonique. Contre le mur, deux hommes assis par terre, côte à côte. L’un, maigre, tient une bouteille, il semble vidé de tout, un homme sans passé qui porte un costume râpé mais beau, reste d’une vie enfuie. L’autre, plus épais, plus noueux, plus tendre aussi, a laissé son caddie de clodo à deux pas. Il est plus désespéré, plus chargé d’angoisse, aussi laisse-t-il aller sa tête contre le bras osseux du premier. A demi-mots, ils parlent fric, filles, hommes. Phrases courtes, sèches, sans chiures de mouche. Et puis ce bref dialogue :
« L’épais. Et la sympathie ? As-tu une idée de la sympathie ?
Le maigre. Je m’en fous.
L’épais. Pourquoi, tu as peur?
Le maigre. Oui, j’ai peur. »
« Il se passe quelque chose »
L’épais (Arnaud Gélis) offrira une cigarette au maigre (Philipe Poli). Bouffée de fraternité entre deux esseulés. Pendant ce temps, dans la cabine téléphonique, la blonde (Mireille Dejean) dit avoir eu le pressentiment de la mort de l’être qu’elle aimait. Trois vies à la manque. Les autres ne vont pas tarder à suivre, du même acabit.
Cela pourrait être la séquence d’un film. C’en est une aussi. Présentement, ce sont les premiers pas d’un spectacle errant, Huit heures ne font pas un jour où le temps semble s'étirer dans un présent sans fin et sans avenir. Un spectacle qui déambule dans les espaces (ateliers de conditionnement, de cartonnage, de cadre, salle de répétition, chai) d’un ESAT (Etablissement de service et d’aide par le travail) sur les hauteurs de Montpellier, quartier des Bouisses (au terminus du bus 11). Un spectacle interprété par la troupe permanente de La Bulle bleue de Montpellier, composée de comédiens « en situation de handicap », l’un des six ESAT-théâtre que compte la France, le plus ancien étant probablement celui de l’Oiseau Mouche (lire ici) et le plus récent (2012) celui de la Bulle bleue, mais chaque aventure a sa propre identité. Une mise en scène d'Evelyne Didi d'après des textes et des films de R.W. Fassbinder ( et d'autres apports) à commencer par son (presque) premier court-métrage Le Clochard (1966), le titre du spectacle emprunte celui d'un autre films de Fassbinder.
« Si tu peux venir, viens, il se passe quelque chose », m’avait dit Didi au téléphone. Je suis le parcours de cette actrice depuis des lustres et jamais elle ne m’avait passé un tel coup de fil. Je suis venu. J’ai vu. Et le lendemain, alors que l’on déjeunait à la cantine de l’ESAT avec Bruno Geslin, je l’ai remerciée de m’avoir téléphoné.
Tout commence peut-être le jour où Bruno Geslin décide de quitter Paris pour s’installer à Nîmes. Après Mes jambes si vous saviez quelle fumée... d’après les écrits et la personnalité de Pierre Molinier, un premier spectacle très remarqué créé au Théâtre de la Bastille, Geslin, avec Pierre Maillet, Marcial Di Fonzo Bo et le théâtre des Lucioles, avait continué à explorer des univers à part comme celui de Joe Bousquet. Il continue à Nîmes et à Perpignan (artiste associé au Théâtre de l’Archipel) en abordant des textes comme ceux de Georges Perec qu’il monte dans des maisons d’arrêt, des hôpitaux psychiatriques et c’est ainsi que sa route croise celle de la troupe de la Bulle. Formidable rencontre.
« Abattre les barrières »
Delphine Maurel, la directrice artistique de la Bulle bleue propose alors à la grande Mêlée, la compagnie de Bruno Geslin, d’être associée pendant trois ans (2016-2018) à la troupe permanente de l’établissement. Geslin choisit de consacrer ces trois ans à l’œuvre de Fassbinder sous le titre Prenez garde à Fassbinder ! et entraîne dans l’aventure Jacques Allaire et Evelyne Didi. Geslin a déjà signé Partenaire particulier, un moyen métrage. Il va monter Le Bouc en automne. Jacques Allaire a présenté Je veux seulement que vous m’aimiez à l’automne dernier. Les trois ont également proposé des formes brèves, Les Petits Chaos, toujours à partir de R. W. Fassbinder. Le tout sera invité durant un mois au CDN de Montpellier la saison prochaine.
« Il s’agit là non seulement de former des adultes en situation de handicap au métier de comédien mais de s’efforcer d’abattre les barrières existantes entre les mondes pour que le partage et la diversité viennent enrichir le spectacle vivant », écrit Bruno Geslin. Ou encore, dit autrement par le même : « nommer et tout se fige, se réduit et nous relègue chacun dans deux mondes en vis à vis sans porosité : le monde de la norme et celui du handicap. Une séparation qui fait s’enfuir la délicatesse nécessaire à tout rapport humain. »
Tandis que s’éloigne avec son caddie le gars épais – dont le regard, l’allure rappellent un peu Fassbinder lui-même et plus encore Didier-Georges Gabily ( le personnage semble sorti de L’Au-Delà, l’unique roman de Gabily, publié chez Actes Sud) – , une femme le suit (Laura Deleaz). Les bras le long du corps, les paumes tournées vers cet homme qui l’ignore mais ne la rejette pas, elle avance à l’instinct, animale, amoureuse, ne dit rien. On se tient derrière elle, on ne voit que son dos, ses jambes, ses mains et c’est infini ce que tout cela raconte. Passeront des poèmes de Brecht, des répliques de Marieluise Fleisser, un bout de scène de la pièce de Fassbinder Du sang sur le cou du chat.

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Tout au long de la déambulation, un petit homme (Matthieu Beaufort) nous guide. Habillé moitié en groom, moitié en fanfare municipale, il dirige nos pas tout en dirigeant un orchestre imaginaire. Deux hommes en imper aux lunettes noires (Axel Caillaud et Steve Frick) et un géant crachant des propos venimeux (Mickaël Sicret) se posent ici et là dans le parcours, eux semblent échappés d’un film d’Aki Kaurismäki, avec lequel Evelyne Didi a tourné. Des pseudo-flics ramassent tout ce qui traîne et chargent les infortunés sur une camionnette à ciel ouvert comme les charrettes de la Terreur ou celles des rafles pendant l’Occupation ou la guerre d’Algérie. Une ambiance magnifiquement interlope. Nous voici maintenant devant un peep-show niché dans une roulotte devant laquelle danse une frêle robe légère (Sarah Lemaire). Un homme effilé au look poète romantique (Mélaine Blot) recroquevillé à l’arrière d’un pick-up dit un extrait du troublant poème de la Grecque Nikki Giannari, Passer quoi qu’il en coûte, préfacé par Georges Didi-Huberman, le frère d’Evelyne (Les Editions de Minuit, 2017).
Tout se terminera dans un chai transformé en taverne à bière, ressac de solitudes. Tous les personnages s’y retrouvent avec un chien errant. Le clochard, fil conducteur de l’aventure tout autant que le comédien qui l’accompagne (plus qu’il ne l’incarne, il le transfigure), y achèvera son périple sous l’œil de celle qui le suivait au début et là, sert les verres de bière en les faisant glisser sur les tables comme un croupier pousse les mises. Impair et manque. Un dernier tableau aux lumières veilleuses de nuit (éclairages Hervé Audibert), d’une sombre splendeur toute grubérienne, du nom de Klaus Grüber, autre metteur en scène avec lequel Evelyne Didi a travaillé. En revenant dans le centre de Montpellier, je songe à ce que me racontait Didi en attendant que je prenne l’autobus : « avant de mourir à 37 ans, R.W. Fassbinder, en fonçant dans sa voiture, aimait à chanter à tue-tête : je suis le bonheur sur terre / Ah ce serait beau / Que cela soit vrai. ». Huit heures ne font pas un jour est un spectacle constamment vrai.
A La Bulle bleue, Montpellier, dernière ce soir vendredi 15 juin, 20h. Puis la saison prochaine dans le cadre de l'invitation de la Bulle Bleue au centre dramatique de Montpellier durant un mois.