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Né dans une famille pauvre, Alex Pechkov voit son père mourir du choléra, puis sa mère de la tuberculose, et, à 10 ans, se retrouve orphelin, élevé à la dure par un grand-père qui le retire très tôt de l’école. On comprend pourquoi, des années plus tard, lorsqu’il deviendra journaliste, il prendra le nom de Gorki, surnom qui était celui de son père et qui en russe veut dire « amer ». Seule alcôve de douceur : sa grand-mère. Elle meurt ; peu après, il se tire une balle dans le cœur, se rate, il a dix-neuf ans. Il mène une vie d’errance, de boulots éphémères – docker, veilleur de nuit, etc. L’écriture va le sauver. Le journaliste ne met pas longtemps à enfanter l’écrivain.
Au cœur du réel
Puisant dans sa vie vagabonde, Maxime Gorki écrit Esquisses et Récits où passent les vies des marginaux qu’il a croisés. Gros succès. Adoubé par Tchekhov et Tolstoï. Il écrit alors sa première pièce, Les Bas-Fonds, qui est pour lui ce que sera Baal pour Bertolt Brecht : une première pièce qui part dans tous les sens, une bourrasque déglinguée. Mais, là où Brecht suit l’itinéraire d’un héros, Gorki opte pour le sur-place d’une série d’individus réunis dans un lieu de fortune, entre asile de nuit et marchand de sommeil.
Dans un ouvrage qui vient de paraître, Au cœur du réel, où il relate son parcours, ses rencontres déterminantes et sa méthode de travail, Eric Lacascade explique son besoin, lorsqu’il monte Tchekhov (Platonov, Les Trois Sœurs) ou Gorki (Les Barbares, Les Estivants), d’adapter les textes, de les reconstruire « pour donner à entendre ces histoires à ma manière », écrit-il. Ce qu’il fait ici en partant de la traduction des Bas-Fonds par d’André Markowicz (éditée par Les Solitaires intempestifs), ôtant tout ce que la pièce pouvait avoir de détails typiquement russes (à vrai dire, peu de choses) et par trop liés à l’époque. Et il transpose la pièce aujourd’hui dans une langue plus sèche, plus dure, situant le lieu interlope dans un coin de France qu’il connaît bien : le Nord.
C’est là qu’il est né, c’est à Lille qu’il a fréquenté les cafés, militants ou pas, les groupes anarchistes, c’est là qu’il a fait des « actions ». Et c’est à Liévin que s’est ancrée l’aventure du Ballatum Théâtre, en tandem avec le fils de mineur Guy Alloucherie qui a depuis fait sa route sans quitter le Nord. Ensemble, ils mettent en scène différents spectacles qui ne passent pas inaperçus dans leur région et dans le Off avignonnais, comme Help ! ou Si tu me quittes est-ce que je peux venir aussi ?, titres-répliques que pourraient prendre à son compte Vassilissa, la tôlière des Bas-Fonds quand celui qu’elle aime, le voleur Pepel, veut rompre avec elle et partir avec une autre.
Un moment charnière
Le plus souvent, les metteurs en scène abordent ce texte par le groupe que forment les personnages, tous enfermés dans une pièce commune et dont on ne sort pas. C’était le cas pour la récente mise en scène du Lituanien Oskaras Korsunovas avec sa troupe qu’Eric Lacascade connaît bien puisqu’il a monté à Vilnius avec ses acteurs une version d’Oncle Vania. C’est aussi une façon de faire qu’affectionne Lacascade, l’un des rares metteurs en scène français à savoir mettre en mouvement un nombre d’acteurs conséquent. C’était même devenu une manière de faire chez lui jusqu’à parfois s’y enfermer. Or, là, à un moment charnière de sa vie – il publie un livre qui fait le point, vient de quitter la direction de l’école du Théâtre national de Bretagne suite à la nomination d’un nouveau directeur du TNB, et retrouve un statut de compagnie indépendante –, porté par tout le travail effectué dans l’école depuis trois ans et emmenant avec lui une partie des acteurs qu’il a formés, il rompt avec cette manière.
Les personnages des Bas-Fonds – paumés, déclassés, ruinés, pauvres, etc. – sont réunis dans un même lieu, mais chacun est seul, face à lui-même et face aux autres. Le groupe ne se reconstitue que par deux fois dans une scène bordée d’onirisme et dans une action collective de chambardement. Dès que l’on entre dans la salle, on voit une scène éclatée en îlots. Des tables, des chaises essentiellement dispersées dans l’espace (scénographie Emmanuel Clolus). Et, au fond, un rideau plastifié vaguement transparent qui ouvre sur un alignement de lits de camp.
Cette approche de la pièce permet aux acteurs, bien dirigés par Lacascade et tous très inventifs, de donner plus de corps à leur personnage que ne leur en offre le texte. Le glacis formel qui corsetait souvent les derniers spectacles de Lacascade, renforcé par le côté sec du jeu jeu propre à l’acteur Lacascade (rappelant celui du regretté Alain Ollivier), s’efface devant la finesse du jeu des uns et des autres, l’identité forte dont chaque acteur affuble son personnage. Il faut citer tous les acteurs, tous les personnages.
Acteurs et personnages
La plus bouleversante, c’est Anna (Leslie Bernard), car la plus démunie, la plus nue, la plus sincère. Elle dit n’avoir jamais mangé à sa faim depuis qu’elle est née, n’avoir jamais porté un vêtement neuf, « toute ma vie j’ai tremblé », dit-elle. Elle est malade (tuberculose ?), ne tient plus debout, sait qu’elle va mourir, mais veut pourtant encore vivre un peu, elle doute que « là-haut » l’attende une vie radieuse. Elle meurt vite, trop vite, c’est la première mort de la pièce, la seule qui ne soit pas violente. Son mari Klevtch (Georges Slowick) ne s’occupe guère d’elle, obsédé qu’il est par le travail à effectuer – c’est le seul de tous à travailler, le seul à porter les restes d’une fierté ouvrière bien malmenée –, il est comme à part dans ce groupe qu’il assaille parfois de ses colères et qu’il observe par d’intenses silences.

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Nastia (Pénélope Avril) vit, elle, dans le souvenir d’un amour contrarié par la société (on ne marie pas une prolétaire avec un bourgeois), souvenir dont ne sait la part qu’y prennent les romans d’amour qu’elle aime lire, l’actrice lui ajoute quelque chose indéfinissable, incernable et énigmatique. Laure Catherin fait de son personnage Natacha (la sœur de la tôlière) un personnage longtemps introverti et fuyant avant que n’éclate son désespoir de ne croire en rien ni en personne. Gaëtan Vettier est Aliochka, se disant un « homme sans espoir », mais l’acteur le pousse dans un nihilisme exacerbé et moqueur comme si la vie était une plaisanterie. Tous ces acteurs faisaient partie de la promotion entrée à l’école du Théâtre national de Bretagne en 2012, choisis par Eric Lacascade qui venait de remplacer Stanislas Nordey au poste de directeur de l’école. L’an dernier, toute la promotion faisait partie du spectacle collectif de sortie, Constellations, mis en scène par Lacascade (lire ici).
Deux acteurs des Bas-Fonds sont des anciens du Ballatum Théâtre. Muriel Couvez qui interprète Vassilissa, la tôlière, personnage double voire triple : autoritaire avec ses « locataires », craintive avec son mari dont elle souhaite se débarrasser au point de commanditer à demi-mots son assassinat, et suppliante face à l’homme qu’elle aime, le voleur Pepel qui n’en a cure, lui préférant sa sœur Natacha qui le paiera très cher. C’est aussi le cas de Jérôme Bidaux qui interprète le rôle de L’Acteur, devenu alcoolique jusqu’à perdre la mémoire mais avec l’élégance de son auto-dérision.
Un moment de liesse
D’autres acteurs sont familiers des spectacles d’Eric Lacascade. Arnaud Chéron (Boubnov qui, dans une autre vie, travaillait le cuir mais dont la femme est partie avec un amant et l’entreprise que son mari avait mise à son nom). Stéphane E. Jais (Le Baron, qui en fut un, ce dont doutent les autres, et qui vit une sorte d’humiliation permanente), Christophe Grégoire (Satine, un tricheur qui a fait sept ans de taule, et est tombé sur plus tricheur que lui). Tous ces personnages sont des compagnons de beuverie. Mais aussi le tôlier Kostilev joué par Arnaud Churin, personnage fort en gueule devant les faibles et minable devant le voleur qui lui en impose, et que L’Acteur traître de « vieux corbeau » et de « vieille ordure ». Louka, joué par Alain D’Haeyer, est le seul personnage venu d’ailleurs, un errant de passage, qui tranche par son humanité et sa quête de vérité qui exaspèrent les autres, avant de disparaître. Mais encore Medvedev, oncle de la tôlière, un flic plutôt véreux et magouilleur, rôle interprété par Eric Lacascade. Et Kvachnia (Christelle Legroux) s’est mise à la colle avec Medvedev parce que c’est un flic, mais il est comme les autres : il boit.
Seul nouveau, Mohammed Bouadia, sorti de l’école de Montpellier. Il est le voleur Pepel, homme entier « au cœur noir », un gars du Nord, corps aux muscles tendus, présence à la fois souple et massive, animale.
Deux élans collectifs vont traverser le spectacle dans des scènes de belle amplitude. La scène de révolte contre le tôlier qui verra l’espace anéanti dans un amas de tables et de chaises, comme un tertre funéraire au-dessous duquel agonise l’homme honni. Et, à la toute fin, un moment de liesse et d’oubli, une beuverie où la bière coule à flots dans la gorge des survivants, et pas seulement dans les gorges mais aussi sur les corps, le sol, partout. Cela doit rappeler quelques souvenirs de jeunesse au metteur en scène.
C’est là que se fait la jonction entre le jeune Gorki (ce qu’il deviendra est une autre affaire) et Lacascade, le gars du Nord qu’il fut et reste au fond de lui-même, retrouvant l’urgence sociale et politique en allant « au cœur du réel » (pour reprendre le litre de son livre) comme il le faisait au temps du Ballatum, au temps de On s’aimait trop pour se voir tous les jours mais avec une ampleur et une maîtrise décuplées. La colère et la bière de ces Bas-Fonds vont de pair et le désespoir paie sa tournée en attendant le retour de l’espérance partie aux toilettes se refaire une beauté et toujours pas revenue.
Le spectacle créé au Théâtre national de Bretagne sera du 17 mars au 2 avril à l’affiche de la Scène nationale des Gémeaux à Sceaux en partenariat avec le Théâtre de la Ville.
Il sera au Printemps des comédiens de Montpellier du 8 au 10 juin
Au cœur du réel d’Eric Lacascade, Actes Sud, 200 p., 15€.