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Billet de blog 15 novembre 2020

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Elise Vigier retrouve Leslie Kaplan sous l’œil de Franz Kafka

Leslie Kaplan a écrit « Le Monde et son contraire » pour un acteur, Marc Bertin, mue par leur passion commune pour Kafka. Le spectacle mis en scène par Elise Vigier, qui parle le Kaplan couramment, aurait dû être créé pendant le second confinement. Au terme d’un itinéraire kafkaïen, le voici, pour l'heure, devenu invisible.

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Illustration 1
Scène de "Le monde et son contraire" © Pauline le Goff

L’écrivaine Leslie Kaplan a vu la femme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. On peut le dire comme ça. La femme, c’est Elise Vigier, l’homme, c’est l’acteur Marc Bertin et l’ours, c’est Franz Kafka. On pourrait dire aussi que Leslie Kaplan a écrit le portrait d’un acteur qui, à force de lire Kafka, a fini par lui ressembler jusqu’à devenir son double et que, pour tout arranger, la metteuse en scène Elise Vigier a donné un corps à ce double, celui du danseur élastique Jim Couturier.

Bref, c’est un portrait, qui entre dans l’excellente série de portraits que nous offre la Comédie de Caen, dont Elise Vigier est la directrice associée (aux côtés de Marcial Di Fonzo Bo). Mais la pièce effectue un pas de côté : est-ce le portrait de Marc Bertin, ou bien celui du Kafka selon Bertin ? A moins que cela soit celui de Kafka par Bertin ? Ou encore Kafka, cet amoureux du théâtre, se mettant dans la peau de Bertin, cet amoureux de Kafka ? C’est à n’y rien comprendre. La preuve, c’est que la pièce de Kaplan a pour titre Le Monde et son contraire. Vous l’avez compris, c’est un spectacle kafkaïen de bout en bout. Et tendrement drôle, du début à la fin.

C’est son prof de français au collège qui a appris au héros de la pièce de Kaplan, autrement dit, au futur acteur Marc Bertin, ce que voulait dire le mot kafkaïen en faisant lire à sa classe La Métamorphose. Un livre – l’un de ses premiers récits – où Kafka n’attend pas la seconde phrase pour nous mettre dans le bain : « Gregor Samsa se réveilla un beau matin au sortir de rêves agités, il se retrouva transformé dans son lit en une énorme bestiole immonde. » C’est la traduction proposée par l’équipe dirigée par Jean-Pierre Lefevre qui a magnifiquement édité l’œuvre de Kafka dans la Pléiade. Une autre traduction, en livre de poche, parle de « monstrueux insecte ». Toujours est-il que le mot allemand ungeziefer veut dire vermine. Comment choisir ? Comment s’y retrouver ? Même les traducteurs s’y mettent à plusieurs pour rendre Kafka encore plus kafkaïen qu’il ne l’est.

Tout comme le portrait de Leslie Kaplan qui avance en crabe, en jouant des tours et en prenant bien des détours. L’acteur-personnage se demande s’il n’est pas une « espèce de vermine », s’il ne faut pas être une vermine pour jouer un rôle pareil.

Marc Bertin aurait dû être ouvrier en usine comme son père ; c’est ce qu’il voulait, le père. Mais le fils de Tourcoing s’est métamorphosé en acteur. Le professeur de français au collège n’y est pas pour rien. Résultat : cela fait près de vingt ans que Marc Bertin fait parie de la compagnie Les Lucioles, avec Elise Vigier, Pierre Maillet et les autres. Et voilà que Kafka lui retombe entre les pattes, lui qui, après La Métamorphose – son rituel d’initiation –, s’était attelé à lire tout Kafka au fil des années. Y compris le Journal où le jeune Franz, cet amoureux du théâtre, offre des fleurs à l’actrice Madame Tschissik dont Kafka dit aimer écrire le nom.

Il ne restait plus à Leslie Kaplan qu’à conjuguer son plaisir à lire Kafka et celui de voir jouer Marc Bertin. Quant à Elise Vigier, elle retrouve une écrivaine qu’elle connaît bien. On n’a pas pas oublié les pièces loufoques de Kaplan qu’elle a mises en scène avec Frédérique Loliée, Déplace le ciel ou Louise elle est folle (lire ici). Cette pièce sur Kafka-Bertin risquait d’être plus kafkaïenne que foldingue. Kaplan l’a compris en établissant un parallèle entre Kafka et Charlot et leur commun couvre-chef. Elise Vigier l’a compris en demandant au danseur Jim Couturier d’y apporter son grain de folie. Et hop ! Tout le monde en sort gagnant.

Spectacle vu en décembre dernier durant le confinement aux Plateaux Sauvages où il devait être joué du 9 au 21 nov. Il devait être à l’affiche de la Comédie de Caen, théâtre d’Hérouville, du 24 au 26 mars, représentations également annulées. Qu’en sera-t-il dans l’avenir ?

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