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Billet de blog 16 janv. 2023

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Antelme, Duras, Mascolo : l’amitié plus forte que l’horreur

Après l’affront fait au livre, sujet de son précédent spectacle, Mathieu Coblentz se penche sur l’affront fait à « L’Espèce humaine ». Un livre, un homme, Robert Antelme et l’amitié partagée avec Marguerite Duras, son épouse, et Dionys Mascolo, à jamais son ami. Tricotant les textes de ces deux derniers avec un reportage de Vassili Grossman, le spectacle « L’Espèce humaine » nous emporte loin.

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Illustration 1
Scène de "L'espèce humaine" © HL Parisot

Il faut savoir rebondir. C’est ce qu’ont fait avec acuité le metteur en scène Mathieu Coblentz et sa dramaturge Marion Canelas lorsqu’ils ont appris que les ayant-droits de Robert Antelme leur refusaient les droits de porter à la scène tout ou partie du texte de cet homme « réduit à l’irréductible » (Maurice Blanchot) titré L’Espèce humaine. Ils voulaient « chanter l’épopée d’un revenant, moins pour dire l’enfermement concentrationnaire que pour raconter le retour de cet Orphée mourant ». Ils vont le faire, autrement.

Après avoir frôlé la mort, Robert Antelme racontera, la vie et la force retrouvées, ce qu’il a vécu dans les camps. Il y en avait d’autres, bien pires que les siens. « Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni cmatoire. L’horreur est obscurité, manque de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes », écrit Antelme en 1947 dans son avant-propos à L’Espèce humaine.

Le titre du spectacle est resté L’Espèce humaine, en référence au livre et au-delà, et le projet s’est recentré autour de la figure de l’absent qu’a été des mois durant « Robert » auprès de son épouse Marguerite Duras et de son ami Dionys Mascolo. Robert Antelme est à la fois le héros et l’absent du spectacle. Pour ce qui est de l’évocation des camps, faute de pouvoir citer L’Espèce humaine, un témoignage s’imposait, celui que le journaliste et écrivain russe Vassili Grossman (l’auteur du futur et colossal Vie et Destin) rapporta du camp de Treblinka où il a enquêté longuement à l’heure de la libération du camp, lui avec chambre à gaz et crémation.

Le spectacle est ainsi atomisé entre différents pôles comme des îlots (belle scénographie de Mathieu Coblentz et Vincent Lefèvre). A gauche Mascolo (Florent Chapellière), à droite et en haut Duras (Camille Voitellier), au centre, en contrebas Grossman (dont l’acteur Mathieu Alexandre semble le sosie), au centre en haut, dans la pénombre, les musiciens (Jo Zeugma au piano et à la voix, Vianney Ledieu chant, violon et alto). A un moment entrera en scène la carcasse d’une 4CV Renault disant la route, celle du retour. A chaque pôle, son texte. Comédiens et musiciens sont tous à louer.

Dans Autour d’un effort de mémoire, Dionys Mascolo raconte comment lui et Robert, en septembre 1943, adhèrent au Mouvement national des prisonniers de guerre dont François Mitterrand (alias Morland) est le responsable. Robert Antelme est arrêté en juin 1944 peu avant le débarquement des Alliés, un silence s’abat sur la rue Saint-Benoît où vit Marguerite Duras et où vient souvent Dionys. L’amitié entre Marguerite et ces – ses – deux hommes est intense. Elle a épousé Robert ; plus tard, elle épousera Dionys.

Dans La Douleur, Duras dit l’attente interminable et le retour à la vie chaotique de Robert. Dionys et Duras racontent l’un et l’autre comment, juste après la Libération, Mitterrand, devenu sous-secrétaire d’Etat aux Réfugiés, Prisonniers et Déportés du gouvernement provisoire, les informe que Robert a été retrouvé à Dachau, à bout de forces, qu’il doit être rapatrié d’urgence. Sans attendre, les services de Mitterrand préparent des uniformes, des ordres de mission, des bons d’essence et Dionys part avec son ami Georges Beauchanp (qui travaille au Ministère avec Mitterrand), une fois la voiture de ce dernier réparée. Ils retrouvent Robert. Commence le retour. « Je ne puis relater ce qui suit qu’au prix d’un effort analogue à celui qu’exigent les récits de rêve », écrit Dionys. Georges conduit, Dionys se tient à l’arrière avec Robert qui, bientôt, ne cesse de parler, de parler encore, racontant « tout ce qu’il a vécu, épisode par épisode, sans ordre, l’un évoquant l’autre ».

Partis de Dachau, parvenus à Verdun, ils entrent dans une vaste brasserie presque comble. « Une vague de silence gagne bientôt toute la salle. [Antelme est passé de quatre vingt à trente cinq kilos]. « Une telle manifestation spontanée d’émotion collective, d’une intensité qui n’est comparable qu’à celle de certains rêves métaphysiques, je n’en connais pas d’exemples aussi purs », écrit Mascolo, dit l’acteur.

A l’arrivée rue Saint-Benoît, l’écriture de La Douleur de Duras s’impose, après qu’on l’a vue taper à la machine.

A la place des pages de Robert dans L’Espèce humain, la plume précise de Vassili Grossman nous raconte l’enfer de Treblinka, les corps dépouillés de tout y compris de leurs cheveux, la marche des corps nus vers les chambres à gaz, les corps brûlés jetés dans des fosses par d’autres prisonniers avant qu’on ne les gazent eux aussi. Avant dernier paragraphe (cité dans le spectacle), Grossman écrit : « Nous continuons d’avancer sur cette terre où le pas s’enfonce ; tout à coup, nous nous arrêtons. Des cheveux épais, ondulés, couleur de cuivre, de beaux cheveux de jeunes filles piétinés, puis des boucles blondes, de lourdes tresses noires sur le sable clair, et d’autres, d’autres encore. Le contenu d’un sac, d’un seul sac de cheveux, a dû se répandre là… C’était donc vrai ! L’espoir, un espoir insensé, s’effondre : ce n’était pas un rêve ! Les cosses de lupin continuent de rendre leur son clair et les graines de tomber, et on croirait toujours entendre monter de dessous terre le glas d’un nombre infini de petites cloches. »

Par effluves, la musique accompagne les récits, le continuel lamento. A la toute fin du spectacle, tous les espaces font un seul corps dans un ultime silence, une fraternité finale. Un spectacle traversé par l’amitié extrême entre Robert, Marguerite et Dionys. Seul Robert, hors champ, si présent et pourtant absent, ne salue pas. Ah, j’oubliais, le titre complet du spectacle est L’Espèce humaine ou l’Inimaginable. Oui, l’inimaginable qui est ici palpable. Après Fahrenheit 451 (lire ici), ce nouveau spectacle de la compagnie Théâtre Amer que dirige Mathieu Coblentz poursuit plus avant et avec force son exploration-interrogation des points de fractures du XXe siècle et de leur héritage aujourd’hui.

TNP de Villeurbanne du mar au sam 20h30, jeu 20h, dim 16h, jusqu’au 28 janvier. Puis du 1er au 5 fév au Théâtre des quartiers d’Ivry, le 10 fév au Théâtre André Malraux de Quevilly, les 1er et 2 mars au Théâtre de Cornouaille à Quimper, le 9 mars au Canal, théâtre du pays de Redon, le 23 mars au centre culturel de Vitré, le 20 avril à l’Espace Marcel Carné de Saint-Michel-sur-Orge.

L’Espèce humaine de Robert Antelme est disponible en collection Tel chez Gallimard, La Douleur de Marguerite Duras en Folio, Autour d’un effort de mémoire de Dionys Mascolo est publié chez Maurice Nadeau, le récit sur Treblinka de Vassili Grossman se trouve, entre autres, dans ses Carnets de guerre, de Moscou à Berlin 1941-1945 en livre de Poche.

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