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Difficile pour moi, en allant voir une nouvelle mise en scène d’ En attendant Godot, de ne pas songer à Roger Blin, le premier qui, au début des années 50, mit en scène cette pièce d’un inconnu ou presque nommé Samuel Beckett.
Difficile de ne pas relire ses propos sur cette pièce, recueillis quelque quarante ans plus tard par Lynda Bellity Peskine (1). Blin se souvient de tout avec avec précision. Depuis sa création, la pièce a fait le tour du monde et elle est régulièrement montée en France. Alain Françon, qui n’en est pas à son premier Beckett, avait rendez-vous avec elle et il y a tout lieu de s’en réjouir. On peut cependantt regretter que, dans le programme ou la feuille de choux tenant lieu de dossier de presse, il ne s’explique pas plus avant.
« Vladimir a des ennuis de prostate, il souffre d’une envie quasi permanente de pisser et donc se déplace continuellement, il ne tient pas en place » note Blin. Et c’est lui, Vladimir, qui guette la venue hypothétique de Godot. A l’opposé, son compère (depuis cinquante ans entendra-t-on) Estragon , lui, « a mal aux pieds et bouge donc le moins possible. Il a tout le temps faim, tout le temps sommeil. C’est un bloc de refus, un cul de plomb ».
Alain Françon suit ce double constat de Blin induit par la pièce en distribuant on ne peut mieux les acteurs qui vont interpréter ces deux personnages. Gilles Privat dans Vladimir, André Marcon dans Estragon. Le grand et le petit. L’élancé et le tassé. L’aérien et le terrien. Le déployé et le massif. Le veilleur et le dormeur. Un entrelacement fécond entre les acteurs (corps, voix, gestuelle) et leur personnage.
Au lever de rideau, Estragon est assis par terre et Vladimir s’approche de lui « à petits pas raides, les jambes écartées » note Beckett dans une première didascalie. Cette précieuse indication va fonder la façon de marcher de Vladimir, de cela Gilles Privat fait son miel. Et il en va de même pour André Marcon avec un Estragon toujours en quête de pouvoir grignoter quelque chose. Quelle richesse dans le ping-pong de leur duo orchestré dans ses moindres notes par le metteur en scène. Et il en ira de même pour Pozzo et son esclave et souffre-douleur Lucky que Françon confie respectivement à Guillaume Levêque (il connaît bien cet acteur solide pour l’avoir souvent distribué) et Eric Berger (particulièrement extraordinaire dans le fameux monologue de Lucky). Quant à l’enfant (celui qui avertit les deux compères que « monsieur Godot » ne viendra pas ce soir), à peine sorti de l’école d’art dramatique de Lille, Antoine Feuillet l’interprète avec juste ce qu’il faut de regard craintif.
Le décor de Jacques Gabel qui n’aurait pas déplu à Beckett au contraire, les subtiles lumières de Joël Hourbeigt et les costumes comme toujours merveilleusement justes de Marie La Rocca ainsi que les maquillages et coiffures de Cécile Kretschmar complètent la panoplie de ce spectacle d’une densité constante. Et, pour finir, cette étrange et persistante impression exacerbée par le travail de Françon avec les acteurs : plus cette pièce gagne en âge, plus elle semble en apesanteur, plus elle se rapproche de nous.
Étrangeté des temps. Naguère, la pièce avait été créée dans un petit théâtre privé de la rive gauche aujourd’hui disparu et jouée durant un an. Quelques décennies plus tard elle devait faire son entrée en majesté dans le Cour d’honneur du Palais des papes au Festival d’Avignon et sur la scène Richelieu de la Comédie-Française. Portée par une équipe hors pair, voici En attendant Godot de retour dans un théâtre privé et c’est de nouveau un triomphe. Ajoutons que Beckett est aussi à l’honneur au Théâtre de l’Atelier, autre théâtre privé parisien, avec Fin de partie dans une mise en scène de Jacques Osinski, avec Denis Lavant et Frédéric Leidgens, un spectacle crée dans le off lors du dernier festival d’Avignon (lire ici). Autre triomphe.
Théâtre la Scala à Paris, du mar au sam 21H, dim 17h, ainsi que les 11 mars et 8 avril à 15h, jusqu’au 8 avril.
(1) Roger Blin, souvenirs et propos recueillis par Lynda Bellity Peskine, Gallimard.