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Vous vous déchaussez, vous posez votre manteau, votre sac sur une chaise, vous vous avancez et vous entrez dans l’antre, la voute, le campement. Vous marchez sur un sable fin recouvert d’un voile, vous avancez plus avant dans ce qui s’apparente à une tente de bédouin mais sans le décorum, ou à une grotte mais sans la roche et ses ruissellements. C’est une cascade d’alcôves de tissus légers aux volutes douces, de gonflements quasi incessants de voiles affectueuses autant que généreuses, ça et là des miroirs reflètent un fuyant contrechamp.
Vous êtes un parmi quelques uns, vingt, trente, cinquante peut-être. Vous choisissez un point de l’espace sinueux qui vous attire et vous voilà assis par terre ou sur un petit tas ou encore allongé. Un doux sentiment de bien être s’ébroue dans ce cocon mouvant bordé de lumières douces et réceptacle d’indices, de lueurs, de bruissements.
Une voix, venue de loin, se fait entendre, à peine. « Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure/Seule, avec diamants extrêmes ?...Mais qui pleure, / Si proche de moi-même au moment de pleurer? » chuinte-t-elle en alexandrins dans un murmure que l’on dirait un rien craintif à l’orée du balbutiement. La voix se rapproche, s’affirme doucement. Cet amas de tissus enchevêtrés qui semble s’éveiller, elle ? Oui. La jeune Parque. Par reptations, torsades et levées, se dessine sous les voiles, un corps de jeune femme .
« Et quel frémissement d’une feuille effacée/ persiste parmi nous, îles de mon sein nu », dira , pour finir, la femme au visage enveloppé de voiles couleur de thé, de terre dont on a tôt fait de rêver du visage faute de le voir, avant de pressentir qu’il s’agit de celui de Julie Delille. Elle, la jeune Parque ? Elle, oui. « Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté/ Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la merveille, j’interroge mon cœur... »
Paul Valéry n’avait plus publié de livres depuis vingt ans. Il y revient en 1917 dans le fracas de la guerre avec La jeune Parque en se conformant « aux règles les plus strictes de la poétique dite classique ». Il écrira ainsi une centaine de brouillons pour constituer un « train » de 512 alexandrins, constituant La jeune Parque, poème « qui passe pur l’un des plus obscurs de la langue française » écrit Valéry lui-même, non sans canaillerie.
Dans une lettre à Aimé Lafont, en septembre 1922, il s’en expliquera: « ce poème est l’enfant d’une contradiction. C’est une rêverie qui peut avoir toutes les ruptures, les reprises et le surprises d’une rêverie. Mais c’est une rêverie dont le personnage en même temps que l’objet est la conscience consciente. Figurez-vous que l’on s’éveille au milieu de la nuit, et que toute la vie se revivre et se parle à soi-même. ..Sensualité, souvenirs, paysages, émotions,sentiment de son corps, profondeur de la mémoire et et lumières ou cieux revus, etc...Cette trame qui n’a ni commencement ni fin, mais des nœuds, j’en ai fait un monologue (..) ». Comment mieux dire ?
Julie Delille a découvert La jeune Parque et d’autres textes de Valéry il y a sept ans et l’envie, la nécessité de porter un jour cette parole à la scène ne l’a plus quittée. Son spectacle La jeune Parque advient alors que s’effectue, par ailleurs, un certain retour à Valéry, à la faveur de publications de textes inédits. Face à cette « œuvre essentielle » qu’est, pour elle, La jeune Parque, Julie Delille a voulu concevoir un objet artistique « à la dimension du trouble ressenti au contact du poème ». Pour cela, elle a fait appel à sa sœur Clémence (sortie de l’école du TNS) pour inventer un espace non conventionnel, une « coquille », en sorte que le spectateurs puissent se laisser surprendre « par la beauté fulgurante des images poétiques » où la vie et la mort ne cesse de se côtoyer au milieu de la Méditerranée. Julie a également fait appel au compositeur Julien Lepreux et à l’éclairagiste Elsa Revol. Tous composent l’atmosphère de La Jeune Parque à la fois douce, irréelle, sensuelle, poignante.
C’est ensemble que Julie et Clémence avaient créé le Théâtre des trois Parques en 2015, basée à Rezay, un petit village du Berry. Julie vient d’être nommée à la direction du Théâtre du peuple de Bussang, Clémence a créé un compagnie avec Eddie d’Arrango, elles n’en restent pas moins inséparables. La jeune Parque, par sa radicalité poétique, s’inscrit dans le droit fil des spectacles qui on fait connaître Julie Delille: Je suis la bête (lire ici) en 2018 et deux ans plus tard, Seul ce qui brûle (lire ici), des spectacle qui devraient tourner encore et encore, si loin qu’ils sont des sentiers battus des programmations habituelles. Comme l’escargot, le spectacle La jeune Parque porte sa coquille sur son dos, sa structure autonome, pouvant accueillir cinquante spectateurs permet de s’installer dans des lieux non équipés de gril technique.
De plus, cette version-vision de La jeune Parque, s’inscrit dans un projet plus vaste, Le métier du temps, englobant diverses Traversées autour de Valéry (auteur protéiforme) et un spectacles pour enfants La très Jeune Parque écrit par Alix Fournier-Pittaluga, la dramaturge de Julie Delille, qui sera à ses côtés à Bussang. Sans doute afficheront-elles sur la porte d’entrée de leur bureau ces mots de Paul Valéry qui leur sont chers : « Que fais-tu chaque jour ? Je m’invente ».
Le Métier du Temps - La Jeune Parque et La très jeune Parque créé à la maison de la Culture de Bourges, le spectacle est repris pui 30 mars au 7 avril au Théâtre de Nanterre-Amandiers