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Les voix parlent dans le noir, puis la lumière se fait sur la scène vide. Bientôt, on roule le tissu noir qui recouvre le sol pour laisser apparaître une étendue verte sur laquelle les acteurs disposent des maquettes représentant les habitations (maison, église, grange, lavoir, yourte...) de Saint-Félix, un tout petit village comme il y en a tant en France.
Un travail d’enquête
Un village de vingt habitants à l’année et plus aux beaux jours avec les propriétaires de résidences secondaires. Un village où il y a eu, au fil du temps, de moins en moins de natifs, de plus en plus de résidents venus d’ailleurs, France et étranger. Un hameau ordinaire dans la France agricole d’aujourd’hui. Avec ses problèmes de commerces qui ont foutu le camp, de regroupements de communes qui ne se font pas sans mal, d’isolement, de pesticides, de querelle de voisinage, de chiens, de méfiance de l’autre qui n’est pas « comme nous », un esprit de clocher sans curé, mais aussi la beauté de la forêt alentour, les vallons, le silence.
Et puis il y avait Lucie. Le temps se conjugue au passé car elle n’est plus. Lucie était venue habiter la maison de sa grand-mère pour élever des chèvres, construire un labo où fabriquer des fromages. Quelqu’un d’« un peu particulier », comme dit un habitant, une jusqu’au-boutiste de la vie naturelle sans médicaments, sans produits industriels, parfois une fêtarde organisant des teufs bruyantes dans ce havre de paix avec des potes venus d’ailleurs, une qui ne plaisait pas à tout le monde. Alors, l’habitant qui guide ceux qui sont venus l’interviewer, lui comme les autres, après avoir fait le tour du village, les amène devant la tombe de Lucie, morte à 30 ans, on ne saura jamais exactement comment.
La première force fondatrice du spectacle, c’est de mettre constamment en scène le travail d’enquête. Dans un premier mouvement, les habitants du village répondent à des questions que l’on n’entend pas, les couples parfois se coupent la parole, ils n’ont pas l’habitude de parler à des inconnus mais la méfiance est vite surmontée le plus souvent.
Le miroir du castelet
Suit un intermède avec castelet. D’un côté du petit castelet planté au centre de la scène et près du public, la marionnette de l’intervieweuse à lunettes venue rendre visite à des paysans pour expliquer le projet de Saint-Félix, de l’autre une famille juste avant l’heure de la soupe, soit trois marionnettes. L’intervieweuse lâche le mot théâtre. Ils connaissent : « Simon, le fils Tardieu », a fait un spectacle de fin d’année avec les enfants, un spectacle « magnifique ». Ils s’étonnent qu’elle ne connaisse pas Simon. Elle explique sa « démarche » (les interviews), explique qu’elle a choisi Saint-Félix à cause de de sa petitesse « et donc j’enregistre tout, je travaille tout, je transforme tout, je multiplie les hypothèses, et ça devient du théâââââtre ». Dans le tourbillon de sa parole, elle chute. Une mise en abyme gaguesque du spectacle.
Après l’intermède, le second mouvement du spectacle renverse la donne : les deux actrices et les deux acteurs qui ont joué tous les personnages du premier mouvement deviennent les quatre intervieweurs qui posent les questions et on n’entend plus que cela : les questions posées par les quatre aux habitants de Saint-Félix. Portant sur leur vie, leurs envies, leur journée, leurs inquiétudes. Tôt ou tard, ils en viennent à demander qu’on leur parle de Lucie et de son copain Mathieu.
L’histoire se resserre sur cette quête tandis qu’autour la nature envahit, petit à petit, le plateau : buttes de terre, arbre et bientôt tout un paysage où s’adosse le hameau. Dans une atmosphère de plus en plus nocturne et embrumée, les quatre comédiens escortent l’effigie grandeur nature de Mathieu (signée Lou Simon, comme les marionnettes) dont la voix venue d’ailleurs évoque le rituel d’adieu qu’il a effectué après la mort de Lucie. L’orage gronde, la nuit est là, le noir est total comme au début du spectacle : fin. « Magnifique », oui, magnifique.
Le boulot du théâtre
Elise Chatauret retrouve Justine Bachelet et Solenne Keravis, les deux actrices de son précédent spectacle, Ce qui demeure (lire ici), excellent spectacle qui continue à tourner. Elles sont rejointes par deux acteurs, Emmanuel Matte et Charles Zevaco. Tous font preuve d’une grande subtilité et vélocité de jeu, variant les intensités, les énergies, multipliant les ruptures. Une foultitude de détails qui font notre bonheur de spectateurs et affinent la compréhension.

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Tour à tour et un par un, les quatre ont accompagné Elise Chatauret courant 2017 pour réaliser les interviews des habitants de Saint-Félix. Soit six agriculteurs, sept retraités, une psychothérapeute, deux natifs, dix Français venus d’autres régions et neufs étrangers (un Américain marié à une Gabonaise, deux Allemandes, une Marocaine, deux Belges et un Néo-zélandais). Une dizaine de villages en France portent le nom de Saint-Félix et celui du spectacle n’est volontairement pas situé avec précision. Ce village a ses particularités mais les préoccupations des habitants, leurs craintes mais aussi leur fierté croisent celles de bien des villages, en retrait des grandes agglomérations, comme on a pu le constater avec les gilets jaunes.
La seconde force fondatrice du spectacle, c’est de lester ce travail sur le réel par un travail proprement théâtral à chaque instant du spectacle. Ce qui veut dire reconstruction, constants glissements fictionnels, jeu sans entraves qui voit les acteurs jouer des humains mais aussi des animaux, et passer d’un rôle à l’autre sans transition. L’enfance du théâtre sans cesse recommencée, lestée du poids des jours et des choses. Nommons ici les alliés de ce spectacle constamment sur la brèche : Thomas Pondevie (dramaturgie), Charles Chauvet (décor et costumes), son (Lucas Lelièvre), lumières (Marie-Hélène Pinon).
Loin des paresses et parfois des putasseries du théâtre documentaire, préférant parler, pour ce qui la concerne, de « théâtre documenté », Elise Chatauret a un credo qu’elle formule ainsi : « Travailler le réel, c’est toujours travailler le théâtre et interroger ses outils. » C’était le cas pour Ce qui demeure, ça l’est d’une façon encore plus éclatante, à la fois plus déterminée et plus ludique, pour Saint-Félix.
Créé à Cergy-Pontoise dans le cadre du Festival théâtral du Val d’Oise puis présenté à la MC2 de Grenoble, le spectacle Saint-Félix est au 104 jusqu’au 23 mars, puis au Théâtre de la Tempête du 26 mars au 14 avril, et sera le 17 mai au POC d’Alfortville. La compagnie Babel d’Elise Chatauret est en résidence à Herblay dans le Val d’Oise.