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Dans les hauteurs de Téhéran, de part et d’autre des rives d’une étroite rivière aux allures de torrent, s’étagent des cafés-restaurants avec des terrasses sans chaises ni tables où de grands tapis, évidemment persans, ordonnent l’espace. On s’y assoit, on s’adosse. En famille, entre amis, en bandes de jeunes. La scénographie (Mathieu Lorry-Dupuy) du nouveau spectacle de Gurshad Shaheman, Les Forteresses, fait explicitement référence à ces espaces. Occupant l’essentiel de la scène, des cadres en bois sont recouverts de ces tapis où les spectateurs peuvent s’asseoir, allonger leurs jambes. Plus tard, on leur servira un thé dans un petit verre.
On peut aussi choisir de s’asseoir dans un fauteuil et prendre place dans la salle du théâtre. De près, assis sur un tapis, on voyage à l’intérieur du dispositif. Dans la salle, on a une appréhension globale de ce qui se joue sur le plateau. Où que l’on soit, c’est un dispositif juste pour faire ressurgir la mémoire de trois sœurs nées en Iran dans les années soixante, de façon délicate, même dans ses pans les plus sombres.
Sur la scène, entre les îlots de tapis déployés sur des socles légèrement surélevés, trois chaises, chacune sur un piédestal. Où, en longues robes légères, sont assises trois plus ou moins jeunes actrices (Mina Kavani, Shady Nafar, Guilda Chahverdi) nées en Iran mais n’y vivant plus à demeure, voire ne pouvant plus y retourner. Chacune porte la voix d’une de trois sœurs (Jeyran, Shady, Hominaz), l’une des sœurs étant la mère de Gurshad Shaheman.
Le spectacle est construit en trois parties ; à l’issue de chacune, les actrices changent de chaise. Les trois sœurs sont également présentes sur scène. L’une vit en France, la seconde en Allemagne, la troisième vit toujours en Iran. On entrera par petites touches dans le pourquoi et le comment de ces itinéraires. Ce que disent, racontent ces trois voix, chacune portée par une actrice, est le fruit de propos recueillis par Gurshad, et c’est à lui (le fils, le neveu) qu’elles s’adressent. Elles sont là, constamment, mais les trois sœurs ne jouent pas, ne parlent pas (deux d’entre elles ne parlent d’ailleurs pas le français). Elles écoutent leur trois vies défiler par petits bouts, comme autant de petites fables. Il leur arrive aussi de s’affairer, de cuisiner sur une longue table dressée au fond de la scène. Il leur arrive encore de venir une à une à l’avant-scène faire un petit tour, leur corps dialogue alors avec celui de leur fils, de leur neveu, la musique accompagnant les corps et les voix (musique Lucien Gaudion). Ou bien encore, comme nous, elles écoutent Gurshad chanter, entre chaque partie, une chanson azéri. Les trois sœurs sont nées au début des années soixante à Miâneh, une petite ville de l’Azerbaïdjan iranien, entre Qazvin et Tabriz, où la langue d’usage n’est pas le farsi mais l’azéri, langue natale des trois sœurs et de Gurshad.
Tel est le dispositif où vont se succéder, trois heures durant, les récits éclatés des trois sœurs, leurs trois voix, transcrites, traduites et reconstruites par Gurshad lequel, trois heures durant, regarde les trois sœurs, écoute les trois actrices. Un Gurshad observateur, spectateur muet, lui qui ne cessait de parler dans son premier spectacle aux soubassements autobiographiques, déjà en trois parties et trois heures, Pourama Pourama (lire ici). C’est d’ailleurs à peine si on le reconnaît (hormis ses yeux et son sourire) : plus de barbe abondante et non taillée, plus de longs cheveux en bataille, un corps qui demeure ondoyant et un look de chanteur de charme oriental légèrement moustachu
Cette dissociation entre le corps des trois sœurs et les voix alternées, bordées d’un léger et délicieux accent, des actrices, -Gurshad invente là comme un étonnant bunraku oriental -, cet espace proustien, lit des réminiscences, éloigne irrémédiablement tout théâtre documentaire et ses pièges pour laisser la place à des contes du réel, où les situations les plus terrifiantes ( enfance volée, brutale séparation, arrestations en masse des étudiantes, prisons, humiliations, tortures, lapidation, mariage et divorce, misère de l’exil, etc.) semblent trouver un apaisement dans l’accouchement des récits parcellaires de ces vies faits et adressés au fils de l’une, au neveu des deux autres et mis en écriture par celui qui les a écoutés,. « L’aspect documentaire ou prosaïque du sujet m’intéresse bien moins que la force ou le souffle universel que ces récits peuvent atteindre », écrit Gurshad Shaheman
C’est ainsi que l’intimité de ces femmes se déploie depuis la chute du Shah qu’elles saluent en femmes militantes de gauche espérant l’arrivée de la démocratie. Mais tout s’écroule très vite avec la montée en puissance des mollahs et de la « République islamique » aux règles imposées petit à petit : voile, reprise main des universités, fichage, etc.. « Jamais je n’aurai imaginé que le pays allait basculer du côté des intégristes » dit Jeyran. Mais aussi la puissance des pères, le mépris des frères, les mariage où l’homme demande la main de la jeune fille au père, sans lui avoir jamais parlé et à peine l’avoir regardée « Au moment de dire oui/ Je ne savais rien de lui/ Je ne savais même pas l’âge qu’il avait/ Tu le crois ça ? » et après le mariage le mari qui restreint les fréquentations de l épouse encore étudiante, la cloître. La vie intime et l’Histoire du pays vont de pair.
Puis c’est la guerre Iran-Irak, les bombardements, la fuite hors des villes, les enfants en bas-âge qu’il faut nourrir, le lait et les couches qui manquent, la découverte d’un campement nomade, la solidarité des démunis. Mais cette énumération fausse la donne en prenant trop de champ : tous les récits de ces événements sont microscopiques, personnels,vus par le petit bout de la lorgnette domestique, à chaque sœur sa lorgnette. »J’aimerais vraiment tout te raconter/ Gurshad/ Mais c’est impossible/ Il y a des choses que je ne peux raconter à personne/ A personne/ Des choses qui me hantent dont je ne peux absolument pas parler Mon cœur est une forteresse de larmes/ Je ne peux pas l ‘ouvrir » dit l’une des sœurs. C’est la fin de la seconde partie . S’en suit une nouvelle chanson azéri chantée dans sa langue par Gurshad, qui commence ainsi : « Tu m’as jeté, Amour, dans les flammes/Mes larmes attestent à chaque instant de ma douleur ».
Dans la troisième partie, Jeyran est déjà en France, Shady raconte sa difficile arrivée en Allemagne, Hominaz reste seule en Iran. Le père de cette dernière est mort, ses trois frères vivent à l’étranger et après le décès de Khâm-Maman (la grand-mère) ,sa mère part aussi . « Il ne restait plus personne ». Elle songe à partir, mais elle a un mari qui a fait de la prison pour escroquerie, cependant il est ni violent, ni infidèle, et puis, surtout, il y a ses enfants, sans eux, elle ne ne partirait pas. « A choisir ma prison, je préfère rester avec les miens » dit-elle.
Mais elle est là devant nous, en France, écoutant ces mots dits par une actrice née là-bas dans ce pays d’où elle vient et retournera..
Tout avait commencé en juillet 2018 au festival d’Avignon où Gurshad présentait son seconde spectacle Il pourra toujours dire qu c’est pour l’amour du prophète (lire ici). Sa mère était là, la seconde sœur désormais naturalisée allemande avait fait le voyage et la troisième sœur était venue de Téhéran. Onze ans qu’elles ne s’étaient pas retrouvées ensemble, toutes les trois. « J’étais touché de les voir ensemble après toutes ces années, de constater combien leur lien restait solide malgré les revers du destin, les années de séparation et malgré des choix de vie parfois radicalement opposés » écrit Gurshad. Et c’est en les voyant ensemble déambuler dans les rues d’Avignon, qu’est née l’idée de ce spectacle Les forteresses qui réunirait les trois sœurs.
REPRISE. Spectacle créé dans le cadre du Cabinet de curiosités du Phénix de Valenciennes du 9 au 11 mars au Manège de Maubeuge devant un public restreint de professionnels et journalistes, le spectacle est repris au Manège de Maubeuge les 24 et 25 mai puis à la MC 93 du 3 au 19 juin 2022