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Billet de blog 20 avr. 2017

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Isabelle Lafon : quel est le vrai visage de Nina ?

Cinq ans après, Isabelle Lafon recrée « Une mouette », spectacle où cinq actrices portent ensemble tous les personnages de « La Mouette » de Tchekhov. La première version tirait la pièce vers la nouvelle, la nouvelle version fait revenir le théâtre dans un miroitement d’identités : arrive le moment ultime où chaque actrice offre sa part de Nina, chacune est une mouette.

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Illustration 1
Scène de "Une mouette" © Pascal Victor/Artcom press

Au printemps 2012, Isabelle Lafon proposait Une mouette d’après La Mouette d’Anton Tchekhov dans l’excellente traduction d’Antoine Vitez, avec cinq actrices. Elles se tenaient debout, en rang, face à nous. Elles disaient le texte de la pièce sans oublier les didascalies, si belles chez Tchekhov. A cinq, elles portaient tous les rôles, ajoutant ici et là un « dit Treplev » ou un « dit Nina » pour la compréhension et le plaisir du récit. Ces rôles, elles les caressaient parfois de près, les prenaient par la taille, s’incrustaient dedans avec délicatesse puis revenaient au récit de la pièce qui parfois finissait par ressembler à une nouvelle de Tchekhov. Un pur délice (lire ici).

Entre pièce et récit

Ce spectacle revient. Même et autre à la fois. Avec trois actrices de la première distribution : Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes qui allaient ensuite s’engager ensemble dans deux des épisodes des Insoumises (lire ici et ici) ; et Judith Périllat qui, cinq ans plus tard, a gagné en puissance, en détermination et en mystère. Elles sont rejointes par Marie Piemontese, comédienne pilier des spectacles de Joël Pommerat, et par Karyll Elgrichi, comédienne phare des spectacles de Jean Bellorini, qui entraîne magnifiquement le personnage de Nina dans des zones inexplorées. Tout se passe comme si dans cette nouvelle version le théâtre faisait retour au cœur du récit, d’une façon plus libre, plus imprévisible provoquant, ici et là, un troublant charivari identitaire. Un pur délice (bis).

La traductrice Nadine Dubourvieux a réuni des centaines de lettres de Tchekhov qu’elle publie dans la collection Bouquins sous le titre Vivre de mes rêves sous-titré « Lettres d’une vie ». Des lettres souvent savoureuses, en particulier celles qu’il adresse à des femmes, et tout particulièrement les lettres envoyées à Lydia Stakhievna Mizinova.

« Ah, belle Lika »

Amie de Maria Pavlovna, la sœur d’Anton, Lydia dite Lika a 19 ans lorsqu’elle rencontre Anton Pavlovitch Tchekhov. Plusieurs témoins évoquent sa grande beauté. Leur relation amoureuse est tortueuse, Lika tombera dans les bras d’un ami d’Anton, Potapenko, un homme marié. Ils partent pour Paris, Lika accouche d’une fille qui ne vivra pas deux ans. Potapenko quittera Lika pour revenir auprès de sa femme, Lika finira par épouser en 1902 un acteur et metteur en scène du Théâtre d’art. Entretemps, Tchekhov aura écrit Tchaïka (La Mouette) dans sa maison de Mélikovo, une pièce qui s’inspire en partie de cette histoire ; Lika rime avec Nina. Tout le reste est vaines spéculations. Revenons aux lettres. Tchekhov écrit à sa « Lika en or, en nacre et en fil d’Écosse » le 17 mai 1891 :

« Ah, belle Lika tandis que dans un sanglot vous irriguiez de larmes mon épaule droite (j’ai enlevé la tache avec de l’essence) et tandis que, tranche par tranche, nous mangions notre pain et notre viande de bœuf, nous dévorions avidement des yeux votre visage et votre nuque. Ah, Lika, Lika, infernale beauté ! Quand vous vous promènerez avec n’importe qui ou quand vous siégerez à la Société [d’art et d’histoire] et qu’il vous arrivera ce dont nous avons parlé, ne cédez pas au désespoir, venez plutôt nous voir et nous nous jetterons de toutes nos forces dans vos bras. »

Ces lettres où amour rime avec humour sont souvent traversées de récits en quelque lignes dont la lecture suffit à vous contenter de plaisir pour un jour entier. Exemple dans une lettre à Lika le 12 juin de la même année :

« Nous avons un jardin splendide, des allées ombragées, des petits coins retirés, une rivière, un moulin, une barque, des nuits de lune, des rossignols, des dindons... les grenouilles de la rivière et de l’étang sont très intelligentes. Nous allons souvent nous promener et, ce faisant, je ferme généralement les yeux et, m’imaginant vous avoir à mon bras droit, je le referme comme un bretzel. »

Cette tendresse délicatement humoristique traverse toute son œuvre ; récits, pièces, lettres. On la retrouve jusque dans cette fausse-vraie demande en mariage mi-sérieuse mi-blagueuse faite pendant l’été 1891 :

« Chère Lydia Stakhievna,

Je vous aime passionnément, comme un tigre, et vous propose ma main.

Le chef des calots Golovine-Ptichtchev

P.S. Faites-moi savoir votre réponse par une mimique. Vous louchez. »

Dans une note, la traductrice précise que Golovine est un chef de la noblesse du district qui courtise Lika, et que Tchekhov joue sur les mots noblesse (dvoriantsvo) et cabot (dvorniajka).

De Lika à Nina

Ces lettres à Lika (assez nombreuses) dessinent en creux le portrait d’une femme dont on sait qu’elle est belle mais dont on ignore le visage. Existe-t-il des photos de Lika ? Sans doute. Je n’en ai jamais vu. Alors je l’imagine, je vois ses traits, sa chevelure, son minois. Si un jour je vois une photo d’elle, sans doute dirai-je ce que disait une femme qui n’avait jamais vu Briand et qui, voyant une photo de ce dernier, s’exclama : « Il n’est pas ressemblant. » Il ne ressemblait pas à l’image qu’elle avait de lui. Cette anecdote imaginée par Jean Paulhan dans ses Entretiens sur des faits divers est citée par Clément Rosset dans ses réflexions sur L’Invisible (Les Editions de Minuit).

On peut tomber sur un portrait de Lika, même s’il ne ressemble pas à la femme que l’on imaginait, mais on ne tombera jamais sur un portrait de Nina, l’héroïne de La Mouette. Elle est à jamais invisible, et pourtant on ne cesse de la voir. Charles Swann, la Duchesse de Guermantes et les autres n’ont pas de visage. Trigorine, Akardina et les autres en changent à chaque mise en scène. C’est toute la force du théâtre, cet art de l’apparition et de la disparition.

C’est là que la proposition d’Isabelle Lafon prend toute son ampleur. Les cinq actrices portent tous les rôles, mais à chacune est plus ou moins attribué un personnage qui lui revient plus souvent qu’à son tour. Ainsi Isabelle Lafon est tendanciellement Arkadina ; Johanna Korthals Altes, Trigorine et Macha ; Marie Piemontese, Sorine ; Judith Périllat, Treplev et Karyll Elgrichi, Nina. Au moment où le spectateur tend à identifier une actrice à un personnage, aussitôt le personnage s’échappe et va trouver refuge chez l’une des quatre autres actrices tandis qu’un autre personnage l’habite (provisoirement). Judith est aussi Nina, Karyll est aussi Treplev, etc. Alors, à la toute fin, Isabelle Lafon fait en sorte que les mots de Nina passent d’une actrice à l’autre, toutes les cinq deviennent un instant Nina. En s’émondant, son visage disparaît dans ce bouquet final avant l’adieu, la séparation, avant que les personnages redeviennent invisibles, sans visages, repliés dans leurs mots.

Une mouette au Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, du lun au sam 20h30, dim 16h, relâche les 20, 27, 29 avril, 1er et 2 mai, sam 29 18h pour “un après-midi en famille”. Jusqu’au 6 mai. 01 48 13 70 00

Vivre de mes rêves, Lettres d’une vie d’Anton Tchekhov, lettres choisies, traduites et annotées par Nadine Dubourvieux, collection Bouquins, Robert Laffont, 1120 p., 32€.

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