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Combien de fois ai-je vu Oncle Vania ? Combien de fois ai-je lu la pièce de Tchekhov, découverte une première fois dans la traduction d’Elsa Triolet dans le volume VI de ses œuvres parues aux défunts Editeurs Français Réunis sous une couverture gris tendre et rouge vif et emprunté à une bibliothèque familiale.
Tchekhov et le tchékhovisme
Je garde une grande tendresse pour cette traduction qui commence par ces mots : « Bois, petit père. » C’est Marina qui parle, la vieille servante « molle, peu alerte et assise devant le samovar ». On est en Russie et nulle part ailleurs. La vieille servante ou nounou, la vodka, le « petit père », le samovar, ajoutez-y les bouleaux et le coin des icônes. Le compte est bon. La Russie est là. Une certaine Russie provinciale de la fin du XIXe, début du XXe siècle, avant la Révolution. Elle est indissociable des pièces de Tchekhov, elle contribua à sa notoriété de par le monde, mais aujourd’hui, un siècle plus tard, elle peut piéger, étouffer son écriture dans un passé éthéré, un enfermement nostalgique, un fallacieux sépia. Tchekhov peut être victime du tchékhovisme (il l’est encore souvent en Russie) comme Brecht fut victime du brechtisme.
On en n’est plus là. La preuve par Rodolphe Dana, Eric Lacascade, Christian Benedetti, pour n’en citer que trois et m’en tenir à la France dans une période récente, chacun frayant sa propre voie, son propre ravalement de la façade pour redonner des couleursà ces vieilles pierres inusables que sont les pièces de Tchekhov. Le Vania de Julie Deliquet au Théâtre du Vieux-Colombier s’inscrit dans cette veine.
Son Vania s’éloigne d’Oncle Vania. Chez elle, plus de samovar, plus de thé interminable mais une machine à café, plus de « petit père », plus de nounou-servante non plus : le personnage disparaît. Tout signe marquant la Russie et l’époque de Tchekhov disparaît (sans pour autant tomber dans un excès inverse, Sophia et Vania ne font pas les comptes du domaine sur un ordinateur), ce qui allège les personnages et les rend plus vulnérables, plus à vif. Ce que l’on perd en ancrage historique, on le gagne en rendement de l’instant. Oublions les références à un livre sur le peintre Malévitch et à un extrait d’un vieux film de Carl Dreyer qu’inflige à tous le professeur devenu cinéphile, ces éléments m’ont semblé faire plus tache que sens.
Le panache et l’audace
Reste l’essentiel : jamais sans doute, je n’ai assisté à un Vania où les personnages sont si présents, si proches de nous, où on oublie très vite qu’ils sont des personnages pour ne plus voir que des personnes. Et quand on est de plain-pied avec ces personnes qui nous ressemblent tant, voici que le personnage revient. Toute la représentation se tient dans ce constant va-et-vient, que redouble l’espace scénique : le public est disposé d’un côté et de l’autre d’une même grande table, autour de laquelle tout se passe.
Quand j’ai appris qu’Eric Ruf, l’administrateur de la Comédie Française avait proposé à Julie Deliquet de venir mettre en scène les acteurs de la troupe, j’ai trouvé que ce geste ne manquait ni de panache, ni d’audace (ils ne sont pas légion, les directeurs d’institution qui en font preuve). Car ce qu’il avait vu d’elle tenait en une longue soirée, un triptyque titré Des années 70 à nos jours, composé de trois spectacles (La Noce d’après celle de Brecht, Derniers remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce et une création, œuvre de tous, Nous sommes seuls maintenant), fruit d’un travail particulier au collectif In Vitrodont on avait pu suivre les cheminements au Théâtre de Vanves (lire ici). Peut-être Ruf a-t-il vu par la suite un quatrième spectacle, ajouté aux trois précédents (lire ici).
Le mot collectif est devenu une tarte à la crème et veut tout dire et ne rien dire même s’il reste porteur d’un mouvement de jeunes équipes qui veulent faire du théâtre autrement et secouer quelques vieilles baudruches. Dans le cas d’In Vitro, il désigne une méthode de travail, dont l’acteur est le pivot. Cela passe par des phases d’improvisations, d’essais en tous genres, même si le point de départ et d’arrivée peut être une pièce existante. On ne nie pas la notion de pièce, mais on ne s’en contente pas et on se s’y limite pas, on œuvre ensemble tout en se méfiant des miroirs aux alouettes et des pièges tendus par la mythologie de la création collective.
Un parcours exemplaire
Et surtout le collectif In Vitro ne nie pas la notion de metteur en scène, même si on l’aborde tout autrement : pas de maître face à des exécutants obéissants mais plutôt un entraîneur-coach qui galvanise l’équipe et chaque individualité, propose des stratégies d’approche, est avide de propositions venant de l’équipe, veille au grain de l’ivresse du premier au dernier jour de répétition et, au-delà, à l’heure de chaque représentation. But : densifier au maximum le présent de la représentation. Dans l’histoire d’In Vitro, cette personne, c’est Julie Deliquet. Et d’autant plus légitimement qu’elle est à l’origine de la formation du collectif.
Après l’école de Montpellier, le studio d’Asnières et l’école Lecoq, Julie Deliquet aurait pu être une actrice parmi d’autres. Elle le fut, jouant dans des spectacles où elle ne trouvait pas forcément son compte. Trop mécanique, trop prévisible, trop hiérarchique. Autour d’elle, d’autres acteurs et actrices pensaient la même chose. Alors, sous son impulsion, ils se réunirent (une douzaine) et, sans souci de résultat public dans un premier temps, commencèrent à travailler de longs mois dans un garage. Geste fondateur. C’est là que se forgea, se précisa la méthode de travail. Un premier spectacle (la pièce de Lagarce) donna l’envie d’y adjoindre un second (La Noce de Brecht) et l’idée du triptyque germa alors.
Une table, des chaises et de la vodka
Ruf dit avoir « senti » sous ce travail « la présence d’une direction ferme et singulière ». Il ne s’est pas trompé. Aujourd’hui, Vania de Tchekhov/Deliquet, hier La Musica de Duras/Vassiliev ; la seconde salle de la Comédie-Française, le Vieux-Colombier, apporte dans la maison de Molière un air frais et des vents forts.
Débarrassée de son vernis russe, débarrassée aussi de l’usage des patronymes (qui va de soi en Russie mais en France fait exotique), la langue de Tchekhov (traduction Tonia Galievsky et Bruno Sermonne) se dénude, devient plus immédiate, elle nous parle sans détour. Julie Deliquet (qui signe aussi la scénographie) fond les différents lieux de la pièce (jardin, salle à manger, salon, chambre) en les réunissant dans un espace unique – une grande table, des chaises et une desserte où le café est tenu au chaud sur le socle de la machine à café, où il y a toujours un carafon de vodka prêt à panser les plaies et mettre du baume au corps. Le dispositif bifrontal va dans le même sens et nous rapproche des acteurs.
Cet ensemble est on ne peut plus proche du dispositif quasi commun aux pièces du triptyque. Et dans Vania, il va être question de la vente ou pas de la maison et finalement on y renoncera, exactement comme dans Derniers remords avant l’oubli (Lagarce, qui était un grand lecteur, avait évidemment lu Oncle Vania). Cet espace unique autour de la table accentue la présence des personnages, en particulier des personnages dits secondaires (cette notion devient caduque), c’est le cas de la mère de la première épouse (décédée) du professeur Serebriakov, interprétée, excusez du peu, par Dominique Blanc et, peut-être plus encore, dans celui d’Ilia dit la Gaufre tenu avec subtilité par Noam Morgensztern.
Tout tourne littéralement autour de la table. On ne se met jamais à table pour dîner ou déjeuner, au plus on grignote en restant debout, et les petits verres circulent, l’alcoolisme est sous-jacent et affecte tout le monde. Maria a un tel plaisir à proposer un petit verre de vodka qu’on se dit qu’elle doit, elle aussi, y trouver remède à la mélancolie de vivre comme on le dit sur France Inter le dimanche matin. La table est un radeau auquel chacun se raccroche à un moment ou à un autre.
L’art de l’instant présent
Julie Deliquet est donc en pays de connaissance. En outre, elle s’est entourée de deux collaboratrices habituelles, Laura Sueur et Julie André. Restait à savoir si la greffe allait prendre, si sa façon de travailler allait faire corps avec les acteurs du Français. Et on sait que constituer une distribution dans la maison de Molière est complexe, compte tenu des pièces qui se donnent en alternance salle Richelieu. Le résultat est au-delà de ce qu’on pouvait espérer, il est miraculeux de justesse. C’est dû au talent des acteurs qui se sont rués avec humilité, curiosité et ténacité dans la méthode à la fois douce, déterminée et ouverte de Julie Deliquet. Un peu comme les élèves d’une classe qui à la fin d’un cours un peu compliqué se dévergondent et se dégourdissent dans la cour de récréation en organisant des jeux. Vania, c’est du théâtre qui semble naître à l’instant sous nos yeux avec une sorte d’apparente spontanéité qui est, en fait, la face visible d’un travail souterrain fait de propositions, essais et errements lesquels en constituent le socle.
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Autre point qui détricote la notion habituelle de distribution au profit d’un collectif d’acteurs (TOUS à hautement louer) : le rapprochement des générations. Par ses choix, Deliquet opère un léger rajeunissement de la mère, Maria, et du professeur (Hervé Pierre), un léger vieillissement d’Elena (la seule dont Tchekhov précise l’âge, 27 ans), nouvelle femme du professeur (Florence Viala). Elena dont sont amoureux le fils de Maria, Vania (Laurent Stocker), et le médecin Astrov (Stéphane Varupenne), ni vieux, ni jeunes mais se sentant vieux avant l’âge. Tous semblent appartenir à une même génération, excepté Sonia, fille de la première femme du professeur et qui a hérité d’elle le domaine, la plus jeune mais dont la vie semble s’est arrêtée, figée dans une attente sans espoir (Anna Cervinka). Une génération qui est au mitan de la vie, l’heure des premiers bilans. Ce qui a pour vertu d’exaspérer les rapprochements des êtres – Astrov et Vania sont comme deux frères, Elena et Sonia comme deux sœurs – et de radicaliser les écarts : entre ceux qui viennent de la ville, le professeur et Elena, et les autres encalminés dans leur province campagnarde (au passage, signalons le beau travail sur les costumes signés Julie Scobeltzine).
Beau paradoxe de ce spectacle : tous les personnages de la pièce sont des éclopés, tous ont raté le train de leur vie, aucun n’est devenu ou ne deviendra ce qu’il aurait rêvé d’être ; mais le théâtre, sa vie de tous les instants, l’énergie démoniaque que lui insufflent les acteurs avec Julie Deliquet et les choix de cette dernière, font de Tchekhov notre contemporain (pour reprendre l’expression de Jan Kott à propos de Shakespeare) et de ses personnages, de belles personnes.
Théâtre du Vieux-Colombier, 20h30 du mercredi au samedi, 15h le dim, 19h le mardi, jusqu’au 6 novembre.