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Billet de blog 24 mai 2017

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Jean-Luc Outers, fabricant de tombeaux

Avant de laisser place au croque-mort, dans « Le Dernier Jour » l’écrivain Jean-Luc Outers croque les ultimes heures et les premières post mortem d’artistes qui lui sont chers et qui, de Chantal Akerman à Henri Michaux, sont nés comme lui en Belgique.

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Qu’ils finissent en fumée ou mangés par les vers, les écrivains morts ont le privilège sur les communs des mortels de profiter des avantages de leur confrérie. Il y a toujours un écrivain vivant pour faire l’éloge d’un écrivain mort en espérant que la chaîne ne s’arrêtera pas là et que, sa mort venue, il entrera à son tour dans le tourbillon des hommages posthumes. On trouve au mort des qualités et parfois des défauts dont on le croyait dépourvu de son vivant, il en va ainsi pour tous les macchabées à l’heure des derniers discours devant le cercueil. Les écrivains ont aussi des tombeaux qui ne sont pas de pierre mais de papier. Les tombes sont muettes, les tombeaux d’écrivains sont doués de parole. On ne se rend pas devant un tombeau d’écrivain pour se recueillir et déposer un brin de bruyère comme dans un poème d’Apollinaire ; on se cale dans un fauteuil pour l’ouvrir et se réjouir.

De Mallarmé à Mirbeau

Stéphane Mallarmé est sans conteste le roi des tombeaux. Que ce soit Charles Baudelaire, Edgar Poe ou Paul Verlaine, ses tombeaux aux poètes aimés évoquent le marbre, la pierre, la tombe. Ils sont comme un supplément apporté à la sépulture ; on voudrait refaire le film de l’enterrement des sus-cités et entendre les tombeaux dits devant le défunt par Mallarmé lui-même. Il n’en est pas toujours ainsi. Pour preuve : l’admirable Tombeau de Du Bellay écrit par Michel Deguy bien des siècles après la mort du poète.

Les tombeaux d’écrivains ne sont pas des articles nécrologiques mais ils peuvent être des lettres d’amour posthumes, un adieu qui arrive trop tard, une dette que l’on règle pour être en accord avec soi-même, un baume consolateur. Cela peut prendre bien des formes parfois contradictoires. Prenez Honoré de Balzac. Dans Choses vues, Victor Hugo décrit sa mort ; « ces pages sont extrêmement belles et poignantes », note Octave Mirbeau bien qu’il les juge inexactes. Dans La Mort de Balzac, texte resté inédit pendant longtemps, l’iconoclaste Mirbeau donne une tout autre version de la mort de l’invétéré buveur de café en s’appuyant sur un seul témoignage, celui de Jean Gigoux dont rien ne prouve l’exactitude. Un récit écrit, osons le dire, à tombeau ouvert, auquel on peut préférer d’autres écrits intempestifs de Mirbeau comme Le Concombre fugitif ou une des nouvelles de Les 21 Jours d’un neurasthénique.

Jean-Luc Outers s’inscrit dans cette veine des tombeaux. Il évoque des artistes – pas seulement des écrivains – en reconstituant leur dernier jour et de là brode sur l’amour qu’il leur porte. Des artistes nés en Belgique, comme lui, et qui sont parfois morts à l’autre bout du monde. Des artistes aimés dont il parle avec amour.

De Michaux à Claus

Le premier d’entre eux est, comme on pouvait s’y attendre, Henri Michaux. Entre deux romans, Outers lui a consacré deux livres dont le succulent Donc c’est non (lire ici) sur les lettres de refus de Michaux (interview, médaille, prix). Il y revient incidemment en réitérant la chronique de son plus admirable et sidérant refus : celui d’entrer de son vivant dans la Pléiade. Pas plus que pour les autres défunts le texte ne mentionne son nom, pas même son prénom, bien que pour le cas du prénommé Henri, Outers nous relate le péripéties de ce dernier né avec un i, troqué pour un y avant de retrouver le i natal. Ce n’est pas un jeu de devinettes (tout est transparent dès l’exergue puisé dans le bagage du défunt) mais une forme de politesse.

Pour Michaux comme pour les autres défunts belges qui vont suivre, leur compatriote Jean-Luc Outers, en s’appuyant sur des témoignages, des écrits et sa propre enquête, raconte le dernier jour de leur vie et ce qui s’ensuit (la crémation, l’enterrement ou la dispersion des cendres) à travers les proches : une femme aimée (Henri Michaux, Hugo Claus), un homme aimé (Dominique Rolin), une sœur aimée (Chantal Akerman), voire une famille unie (Simon Leys). Outers suit cette trame, souvent dans le désordre et, chemin faisant, vagabonde. C’est doux comme une larme coulant doucement sur une joue, et qu’un revers de main vient discrètement dissiper ; ce n’est jamais larmoyant.

Outers a la plume délicate pour décrire cet homme de plume qui aurait aimé resté sans visage et qui, à la fin, ayant cessé d’écrire, se mit à peindre, « parfois plusieurs fois par jour, des visages et ce presque malgré lui ». Le récit de son enterrement au crématorium du Père Lachaise nous ramène à une époque d’avant le Sida (Michaux est mort le 19 octobre 1984) où les crémations étaient plus rares et où l’on ne savait trop comment se conduire. Je me souviens qu’à la mort de Roger Blin (mort la même année, le 21 janvier) tout le monde, et Samuel Beckett le premier, engoncé dans son manteau en peau de mouton retournée, était resté stoïque plus de deux heures durant en attendant la fin de la crémation. « On n’a pas l’habitude de brûler les fleurs », dit un employé des pompes funèbres à la compagne du défunt Michaux. Que faire des fleurs ? La tombe d’Apollinaire étant proche, le poète hérita des bouquets. Mais que faire des cendres ? Personne, pas même la compagne, n’en savait rien. Elles finirent, provisoirement, dans le coffre d’une voiture, celle de son éditeur.

Moi mort, je...

Simon Leys, ce passionné de voiliers avant de l’être par la Chine, avait, lui, tout prévu sauf le jour de sa mort. Après son incinération, c’est sur le voilier familial appelé Fousheng (la vie flottante) qu’il fit son dernier voyage au départ du port de Sydney (l’Australie fut son dernier pays d’attache) accompagné par ses enfants et son épouse. Il voulait que ses cendres soient dispersées au milieu de l’océan, loin de tout rivage, elles le furent. Mais il laissa inachevé un dernier essai dont sa fille trouva le titre sur son bureau : Physiologie d’un bureaucrate ; lui qui si souvent, comme sa compagne et ses enfants, fut la victime de la bureaucratie (française, chinoise, etc.) comme le raconte Outers.

Après la mort de celle dont elle avait filmé les derniers instants et à laquelle elle restait irrémédiablement attachée : sa mère, Chantal Akerman se suicida. Sa sœur, aussitôt prévenue, ferma son magasin d’antiquités à Bombay et prit le premier avion. Et c’est en arrivant à Roissy qu’elle voit le visage de sa sœur à la une d’un quotidien national, une photo qui ressemblait « à s’y méprendre » à celle qu’elle gardait dans son portefeuille et qu’elle avait montré dans l’avion à sa voisine. Outers reprend là, en l’amplifiant, un texte qu’il avait publié dans la revue Traffic, il y cite cette phrase tenue par la cinéaste devant une caméra qui n’est pas la sienne, une phrase où, avec lucidité, Chantal Akerman creuse son propre tombeau : « Avec le temps, je me suis rendu compte que ma mère était le centre de mon œuvre. Maintenant qu’elle n’est plus là, il n’y a plus personne. Maintenant qu’elle n’est plus là, est-ce que j’ai encore quelque chose à dire ? » Elle s’est tue en se tuant.

Sa mort, Hugo Claus, malade, en avait décidé le jour et l’heure et rendez-vous avait été pris dans un hôpital. Jean-Luc Outers décrit ce jour dont Claus sait, comme sa compagne qui ne le quitte pas, qu’il sera le dernier. La promenade au bord du fleuve, le dernier repas dans le restaurant du port « où ils avaient leurs habitudes », le dernier film évoquant Paris vu dans une salle et à la sortie, la dernière course pour attraper l’autobus. Puis la dernière nuit, téléphone coupé, l’ultime petit déjeuner en regardant les titres de la presse du matin, le taxi, l’hôpital, les deux injections. Au retour, seule désormais, sa compagne voit, bien en évidence sur le bureau de l’écrivain défunt, une enveloppe scellée où il mentionne tout : le lieu de la cérémonie (l’opéra de la ville), les musiques, le choix des poèmes à lire et les comédiens qui les diront. Dans ces moments extrêmes, la grandeur est parfois proche du grotesque. Et, la mort y ajoutant son piment, toute reconstitution d’un souvenir tient du romanesque.

Au terme de son avant-propos Jean-Marie Le Clézio cite Li Shangyin, un poète de la dynastie Tang traduit par Shi Xueying : « Sur l’océan sans limites la lune brille, des perles coulent les larmes / Dans la plaine bleue le soleil est doux, du jade naissent les nuages / L’amour éternel est la quête de la mémoire / Et au même instant demeure inaccessible. »

Le Dernier Jour de Jean-Luc Outers, collection L’Infini, Gallimard, 156 p., 14,50 €.

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