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Billet de blog 24 août 2015

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Festival d’Aurillac : les chemins de traverse de la génération post 2000

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© christophe Raynaud de Lage

A côté du beau fleuron de troupes historiques du théâtre de rue évoquées ici, pour fêter ses trente ans, le festival d’Aurillac présentait les travaux de troupes nées après l’an 2000 et dont les acteurs étaient dans les langes, les ventres, les rêves ou en culottes très courtes lorsque le festival vit le jour en 1976. Des héritiers ? Oui, par la force des choses. Mais nullement des suiveurs, des imitateurs. Ouvert au marteau-piqueur et au lance-flammes par les aînés, l’espace public, même s’il doit lutter sans relâche contre des montagnes de restrictions et de réductions pas seulement budgétaires, est désormais un acquis, un espace à investir et à réinventer. Un terrain de jeux où le « je » est souvent un meneur.

Déchiffrer le macadam, pousser les murs

Cousins, copains et collaborateurs occasionnels de troupes comme KomplexKapharnaüm (créé en 1995) et le Phun (créé en 1985), la Ménagerie est une compagnie en forme d’association qui marie le film (le plus souvent d’animation) et l’espace public comme elle le fait dans sa nouvelle création L’homme est un animal mobile. Non un spectacle mais une installation dans le temps qui, trois jours et trois nuits durant, va engranger des éléments qui seront rassemblés et animés sous forme de film dans une « restauration » finale. Un travail sur deux vecteurs qui fondent tout espace urbain : l’un horizontal (ici, le macadam), l’autre vertical (les murs).

Le sol est celui d’une impasse du centre d’Aurillac, il est plein d’aspérités, de raccommodages goudronnés qui se prolongent au bout dans un parking cerné de murs, terrain d’élection pour les graffitis. De tout cela, la Ménagerie fait son miel. Sur le sol, elle révèle des lignes, des formes, des figures que des traits de peinture (blanc, noir, gris) donnent à voir. Ici et là, un cadre vide posé sur pied désigne une vision : « le baiser », ou « Salers dans la brume ». Sur les murs du parking, on encolle de grandes feuilles blanches porteuses d’un dessin qui, image par image, suit le parcours d’un « Pousseur de mur ». Chaque dessin, collé au mur, est pris en photo selon un rituel qui serait répété plus de cinq mille fois en trois jours : « photo prise, photo validée ».

Illustration 2
© christophe Raynaud de Lage

On sort, on revient quelques heures plus tard ou le lendemain. D’autres traces, d’autres dessins, des fresques ont modifié le chantier, englobant son vécu graphique (graffitis, mots) ou dialoguant avec lui. La mobilité de l’homme se décline sous bien des aspects y compris celui du spectateur qui va et vient. Parfois un homme au micro parle, improvise (pas terrible), cite des auteurs chers. Le temps fait tout à l’affaire. Pour eux, pour nous. On s’attarde. On part, on revient encore. Il fait nuit, c’est l’heure du tournage. Le public est convié à donner son avis, le troisième soir on lui raconte ces trois jours et on lui projette le film qui en est né. Superbe. La Ménagerie est en résidence à l’Usine, près de Toulouse, une scène conventionnée pour les arts dans l’espace public.

Faire germer le maïs

C’est aussi à Toulouse, en partenariat avec l’Usine, qu’a été créé en mai dernier The baïna Trampa Fritz fallen (baïna veut dire maïs en basque) par le collectif G. Bistaki à la suite de diverses résidences dont une au Parapluie, lieu géré par le festival tout au long de l’année. Les quatre danseurs-acteurs en scène, membres du collectif, sont tous passés par le Lido, Centre des arts du cirque de Toulouse. Ils étaient déjà à Aurillac il y a deux ans avec un spectacle articulé autour de la tuile (celle des toits). Cette fois, ils ont opté pour un matériau plus retors, plus vivant et plus difficile à domestiquer : le maïs. Pour l’instant, le spectacle contourne trop souvent cette matière plus qu’il ne l’affronte, après un beau préambule une danse et des jongleries de pelles. La suite dansée, trop seulement dansée, laisse par trop la matière maïs en retrait, l’esthétisme  prend le dessus. Patience. Le grain germera. « Notre processus de création est lent !! Nous venons du cirque à la base… et nous en gardons la façon de s’approprier de nouvelles matières, leur laissant le temps de naître, de muter et d’évoluer jusqu’au point de n’avoir plus aucun doute sur leur place finale », écrivent-ils, lucides.

Siroter l’inconscient

Nicolas Chapoulier, maître à penser de la compagnie Les 3 points de suspension, est un acrobate de formation qui, le conscient dans une main, l’inconscient dans l’autre, aime jongler avec nos neurones dans son nouveau spectacle Looking for paradise. Un parcours déambulatoire s’apparentant à un jeu de piste qui met la notion de croyance de chaque spectateur à rude épreuve à travers une imagination de saynètes  foutraques souvent réjouissantes. Cela se termine par une séance d’hypnose collective où chacun est invité, yeux clos, à déguster un yaourt à l’ananas pour lui trouver un goût d’abricot par persuasion suggestive. N’aimant pas outre mesure le yaourt aux fruits (était-il bio ?), je n’ai pas vu le paradis. Ce sont des choses qui arrivent. Il faudra suivre l’ingénieux tchatcheur Chapoulier et sa bande d’hirsutes dans leur feuilleton. Car Looking for paradise qui pousse les portes de l’inconscient, « ce bar de nuit qui ne ferme jamais » comme le dit Chapoulier, n’est que le premier volet d’une trilogie qui se poursuivra par une « installation neurologique, végétarienne et bucolique pour changer le monde » puis, pour finir par un « divertissement pour subconscient ». Alléchant.

Regarder dans les yeux

L’intimité est au cœur de plusieurs démarches de compagnies de théâtre de rue de ce  XXIe siècle commençant. Soit dans un rapport au spectateur, soit dans l’écriture, ou les deux mon capitaine. C’est le cas du KTHA, une compagnie de théâtre parisienne. Depuis leur premier spectacle, les acteurs ont pour principe fondateur de ne pas jouer avec les partenaires (ou alors furtivement) mais de regarder les spectateurs dans les yeux, de s’adresser à eux, au point, parfois, de leur dire « tu ». Ce dialogue direct est souvent malaisé dans les salles de théâtre où la distance entre la salle et la scène est marquée. Leur troisième spectacle, donné en plein air sur un terrain de sport, a été comme une révélation. L’immensité du lieu d’un côté, la proximité des spectateurs de l’autre, donnaient une puissance accrue à l’intimité et à l’adresse. C’est ainsi que la compagnie KTHA a basculé dans le théâtre de rue.

Leur spectacle présenté à Aurillac a pas mal tourné en région parisienne depuis sa création l’an dernier. Il a pour titre Juste avant que tu ouvres les yeux et se définit comme « un spectacle à 3,5km/h pour une ville, un camion-gradin et 3 acteurs ». On prend place sur les gradins aménagés dans un imposant camion dont les portes arrière ont été ôtées. C’est là que deux actrices et un acteur se présentent ayant revêtu sur leur vêtement l’habit jaune fluo obligatoire dans tout véhicule et pour les cantonniers. Ils nous regardent droit dans les yeux (choisissant tel spectateur puis tel autre) et ils nous parlent à tour de rôle, se partageant le récit d’un individu qui, dans son lit, entend la première sonnerie de son réveil matin. Tout se passe dans les neuf minutes qui le séparent de la seconde sonnerie, quand il lui faudra bien se lever et commencer sa journée. Entre les deux sonneries, tous les rêves sont possibles, y compris celui d’un autre monde.

Illustration 3
© christophe Raynaud de Lage

Très vite le camion a démarré, et le récit se poursuit tandis que les acteurs marchent au cul du camion. A tour de rôle, l’un des trois reste en retrait pour, d’un geste courtois, tenir à distance les voitures qui empruntent la même route. Le bruit du moteur, le balancement du camion induisent une sorte de roulis qui nous entraîne dans une attention vaporeuse, comme si nous étions nous aussi en train de nous réveiller, les voix des acteurs (humaines, sans micro) nous parvenant réverbérées par les parois du véhicule. Le texte  opte pour un parler simple, souvent descriptif,  assez plat et répétitif lorgnant vers un Georges Perec ou une Gertrud Stein. Et  pour une adresse qui rappelle certains textes de Michel Butor. Mais sans atteindre l’ampleur de ces auteurs. Un spectacle plein d’amicalité. Jusqu’à l’excès.

Relire les discours de Jaurès

Les spectacles en solo ne sont pas légion dans le festival, ils sont en nombre chez les compagnies de Passage (équivalent du off) et c’est d’ailleurs là qu’a été repéré l’an dernier le spectacle écrit et joué par Patrice de Bénédetti, Jean, solo pour un monument aux morts, au programme officiel cette année. Son premier spectacle. Devant un monument aux morts d’Aurillac honorant « les enfants du Cantal mort pour la patrie 1970-1971», l’homme entre en scène en survêt vert délavé, une patte folle soutenue par une béquille. Il ne parle pas. Bénédetti est un danseur. Les voix et les musiques enregistrées, le travail du corps dansé et le traitement des objets (des pommes étant tour à tour des boulets de canons et des corps qui explosent, jusqu’au cadavre de l’ami que l’on enterre) s’allient pour assurer la réussite du spectacle qui évite tous les poncifs du genre.

Jean, c’est le grand-père, celui qui a vu la boucherie de 14, un admirateur du pacifiste Jean Jaurès lequel voyait l’origine de bien des maux dans la guerre de 70-71. Jean ne portait pas Joffre dans son cœur, un sadique à ses yeux allant jusqu’à se réjouir que ses premiers soldats aient porté des uniformes rouges, aisément repérables, et donc promis ainsi à une mort quasi certaine. Le propos se veut anti gloriole nationale et ce n’est pas un hasard s’il a été créé l’an dernier, année du centenaire de la « grande guerre ». Après les saluts, Bénédetti reprend la parole et nous explique ce que l’on avait pressenti : ce spectacle est comme une promesse qu’il s’était faite à lui-même, une façon de se réconcilier post mortem avec le fil de son grand-père : son père.

Sortir et cuisiner ses triples

A travers Œdipe roi (Sophocle), des voitures turbo diesel, un repas de famille tué dans l’œuf et bien d’autres choses, la question du père traverse aussi Trip(es), sous-titré « ou Mes parents n’ont pas eu les couilles de faire des enfants ». Un spectacle de la jeune compagnie Alixem (créée en 2013) conçu, écrit et mis en scène par Alix Montheil, ariégeois de 27 ans. La troupe réunit des comédiens sortis de l’ESAD en 2011 (au temps où Jean-Claude Cotillard dirigeait à Paris cette école de théâtre réputée ayant depuis acquis un statut national). Alix Montheil a aussi passé 18 mois à la FAI-AR (Formation avancée et itinérante des arts de la rue) du côté de Marseille.

Trip(es) n’en manque pas. Le spectacle n’en finit pas de se faire et de se défaire, dans des assauts autodestructeurs. On fait le listing des courses passées et on bazarde tout. La famille, l’école (de théâtre), le répertoire, les bienséances, l’ordre des choses. On lance inopinément des concours dont les gagnants se voient offrir des cadeaux pourris, genre VHS de comiques télé, barbecue portatif ou livre de Valérie T. Dérision, mon beau souci.

Au milieu d’un vaste terrain nu, une longue table est dressée pour le repas. Revêtu d’un gilet jaune marqué « famille », chaque spectateur prend place. Le « repas de famille » pour lequel on croit être venu a tout juste eu le temps de passer par la case amuse-gueule qu’une bête humaine ravage la tablée, renverse les verres de pinard, les assiettes de pommes de terre épluchées (par les spectateurs). Puis, debout, ensanglanté, la bête de scène se redresse, l’acteur se révolte. Un beau moment que n’aurait pas désavoué Vincent Macaigne. Plus jeune, Alix Montheil, dans cette liquidation après inventaire, est aussi un poil plus destroy mais plus brouillon. Si, si, c’est possible.

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© christophe Raynaud de Lage

Pour l’heure, Trip(es), spectacle plus expiré qu’inspiré, chie l’héritage, tire la chasse, s’allège de bien des bestioles, en nous les balançant à la gueule ; la traction citron FFI, la jeep US, la patrouille de France en mode turbo diesel ou girls avec tuyaux d’arrosage, la fille nue à la mobylette, les œuvres complètes de Shakespeare et de Marivaux, trois paires de couilles à louer, un seau estampillé « larmes » et un autre « sang »… Liquidons, liquidons, il en restera bien quelque chose. Totale méfiance pour ce qui pourrait ressembler à un spectacle bien fait, même de rue. Ça commence sans commencer et ça ne se termine pas. Pas de salut, pas de fin, la vie continue, le théâtre aussi, plein de tripes à l’air libre.

Deux figures restent à l’écart de ce jeu de massacre.

En bout de table, un homme d’un certain âge lampe sa soupe. Un taiseux, un calme. Il dira deux mots et bonsoir la compagnie, disparaîtra, après avoir été interpellé, mais de loin. C’est Louis, un ami d’Alix Montheil. « Il a l’âge de mon père, cela raconte quelque chose », nous dit-il. Un père qui n’est peut-être pas son père, hasarde-t-il. Ses dits parents se sont séparés lorsqu’il avait un an. Alix M. passait les week-ends chez son père dans la campagne ariégeoise. « Je m’emmerdais, alors avec des  potes on faisait des conneries dans le champ d’un face. » Un jour, ils ont planté une bagnole dans un champ et convoqué le public par voie de presse. Tout a commencé comme cela. Le spectacle repasse ainsi bien des épisodes de la vie d’Alix M., dans le désordre et sans qu’on puisse les identifier comme tels. Confession piège à cons.

L’autre figure, c’est une très jeune fille blonde avec nattes, tout en blanc. Perdue dans ses pensées, ailleurs, elle ne voit pas que tout autour d’elle part en

Illustration 5
© christophe Raynaud de Lage

couilles, elle regarde obstinément un seau où il est marqué « larmes ». Elle ne dira rien. Une enfant bien élevée ou à la révolte rentrée ? Sage comme une image ou mirage d’un possible ? Elle disparaît. Plus tard, après la fin qui n’en est pas une, quand on s’attarde sur un air de rock avant de passer à Reggiani ou Ferré, on la verra siroter une bière. Il soufflait sur ce spectacle un salutaire air libertaire.

Bon. Et après la liquidation, qu’est-ce qu’on fait ? Après ? On verra bien.

Dans La Vérité, journal éphémère, réalisé en toute indépendance pendant la durée du festival, chaque numéro interrogeait « quelques sommités » sur « la question des émergences » et son « double objet : exclure et promouvoir ». Dernier à prendre la parole, du fond de son île au milieu du Rhône, assis sur un rocher tel un vieux prophète, Bruno Schnebelin de la compagnie IIotopie (troupe historique du théâtre de rue) toisa le panorama : « Nous croyons voir : le lent débranchement politique des propositions, la perte du biotope avec des œuvres moins spécifiques, l’évanouissement des compagnies plastiques, l’inéluctable déplacement des synapses vers les muscles longs dans les offres à esbaudir, la sympathique prise des espaces publics par des centaines d’amateurs livrant leurs performances-thérapies, toujours le beau désordre des genres et encore une respiration un peu libertaire. »  

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