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C’est dans l’une des salles de l’Arsenal, Cité musicale de Metz, que l’on avait pu voir l’an dernier Les furtifs (lire ici) et c’est à deux pas de l’Arsenal dans la chapelle Saint Pierre aux Nonains que l’on a découvert Sauve qui peut (la révolution), le nouveau spectacle de la compagnie Roland Furieux dirigée par Laetitia Pitz. Une constance : la référence à la littérature. Une insistance : l’importance de la musique, Xavier Charles hier (et souvent avant), Camille Perrin aujourd’hui. Et des fidélités d’acteurs à commencer par Didier Menin présent dans ces deux spectacles, après avoir été distribué dans d’autres mises en scène de Laetitia Pitz, par exemple ses adaptations de Mevlido appelle Melvido d’après Antoine Volodine ou de L’au-delà d’après le roman de Didier-Georges Gabily avec la collaboration musicale de Xavier Charles, créations que l’on regrette de ne pas avoir vues.
Le roman de Thierry Froger part d’un hypothèse imaginaire mais plausible : lors de la préparation du bicentenaire de la Révolution française prévue en 1989, Jack Lang, alors ministre de la culture, propose à Jean-Luc Godard, désormais JLG sous la plume de Froger, de réaliser un film sur la Révolution. Le scénario une fois écrit, validé et donc financé, le tournage pourra commencer. Jean-Noël Jeanneney, président de la Mission du Bicentenaire de la Révolution française, fait verser une avance et JLG se met au travail. Le cinéaste contacte Jacques Pierre, un vieux pote des années Mao qui est en train d’écrire une biographie à la fois documentée (Michelet, documents, archives) et audacieusement imaginaire de Danton. Froger imagine que l’auteur de la célèbre formule « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » n’est pas guillotiné, il est exilé à l’Île d’Elbe, croise Napoléon, etc.
Danton et JLG ont un point commun, outre l’audace créatrice, les jeunes filles. Danton a une aventure avec la jeune Louise et JLG avec la très jeune Rose qui a failli s’appeler Ava (comme Gardner) et même Kiang Tsing (l’impératrice rouge, dernière épouse de Mao). Rose vit avec son père, Jacques Pierre, l’ancien mao pétri de vieux restes soixante-huitards, leur maison est en Bretagne région où Danton sera exilé. JLG s’y rend plus d’une fois, pour parler Révolution française avec son vieil ami et pour se promener bientôt amoureusement, avec Rose .
Le roman avance ainsi dans un jeu de miroirs. Avant de passer à autre chose, JLG s’attarde sur la mort atroce de la princesse de Lamballe racontée en détails par Michelet, lequel, remarque-t-il, était contemporain de l’invention de la photographie. Et les rapprochements fusent. « si Rimbaud avait vécu, il serait mort la même années que le Maréchal Pétain » dit JLG, son ami imagine Rimbaud vieux, « en académicien moustachu et blanchi avec des médailles ».
La mort horrible de la princesse n’est pas du goût de la Mission du Bicentenaire qui entend promouvoir une « vision réconciliatrice (mais néanmoins critique) » écrit-elle à JLG. Ce dernier dit admettre ces critiques et en conséquence demande un report de la réalisation du film de plusieurs années (vers 1993) et propose comme titre Quatre-vingt treize et demi rendant hommage au passages, sous la plume de Froger, au Quatre vingt treize, le dernier livre de Victor Hugo et à 8 et demi, le film de Fellini.
Ainsi, dans le nouveau scénario, voit-on Michelet qui approche la soixantaine, descendre du train à Nantes en 1852, avec sa jeune femme (décidément) où, au calme, loin des chicanes parisiennes, il entend mener à terme l’écriture de son Histoire de la Révolution française tandis que Jacques Pierre va chercher JLG à l’aéroport nantais le jour de Noël 1988. Froger en profite pour glisser la fameuse phrase de Godard : « dans une salle de cinéma on lève la tête, quand on regarde la télévision on la baisse ».
Jusque là , le spectacle de Laeticia Pitz suivait grosso modo le roman, cependant la metteuse en scène installe les spectateurs dans un dispositif scénique particulier qui lui donne une autre dimension, traduisant à sa manière ce slogan que Froger attribue à JLG : « égalité et fraternité entre le réel et la fiction ». Soit une grande table où prennent place l’acteur Didier Menin, le compositeur live et acteur Camille Perrin, et en renfort sporadique, la collaboratrice artistique et plasticienne Anaïs Pélaquier qui veille aussi sur le vidéos (signées Margane Ahrach) projetées alentour et les documents d’archives -ainsi ces rencontres filmées entre Godard et Marguerite Duras absentes du roman et feuilleton du spectacle. De fait, Laeticia Pitz prend des libertés avec le roman comme Thierry Froger en prend avec l’Histoire. Le public est disposé de part et d’autre de la table et à mi course (le spectacle comporte quatre mouvements d’une heure chacun environ mais peut être vue en deux parties), on change de place et donc d’angle de vue.
D’autres personnes de la vraie vie comme Elisabeth Roudinescio et Antoine de Baecque entrent dans le roman (et dans le spectacle). JLG déjeune avec la psychanalyste pour évoquer l’histoire de Théroigne de Méricourt (figure de la Révolution qui sombra dans la folie, Roudinesco lui a consacré un ouvrage) sur laquelle il a jeté son dévolu. L’historien du cinéma et spécialiste de Godard est, lui, dépêché par la Mission du Bicentenaire auprès de JLG pour jauger de l’évolution de son travail, plus tard il reviendra pour lui faire comprendre que le projet est abandonné.
Le spectacle affirme alors son autonomie en achevant son premier mouvement par des extrais de dialogues filmés entre Godard et Marguerite Duras.
Ce dialogue se poursuivra dans le second mouvement après que JLG ait songé à des actrices pour interpréter Théroigne : Adjani et Huppert. Extraits de scènes délirantes où se côtoient Adjani, Roudinesco. Foucault, Vitez, d’autres et, bien sûr, Jack Lang. Magnifique lettre apocryphe d’Isabelle à JLG autour du bégaiement et fin de non recevoir suivie par une réponse godardienne de JLG . Retour du dialogue filmé exquis entre Godard et Duras et lettre apocryphe de Godard à Alain Delon à propos de Nouvelle vague, film en préparation.
On retrouve la Révolution avec Danton. Le scénario de JLG s’appuie sur les notes de son ami Jacques Pierre tandis que la fille de ce dernier, la jeune Rose, se rapproche du vieux JLG qui ne demande que ça. Dans le troisième mouvement, la relation va jusqu’à son terme, Ils s'écrivent tous le jours. « Rose et JLG se demandaient parfois s’ils s’écrivaient parce qu’ils s’aimaient ou s’ils s’aimaient parce qu’ils s ‘écrivaient » écrit Froger en un joli pastiche godardien, réplique que Laetitia Pitz fragmente entre ses deux acteurs. S’ensuit une scène qui semble, elle, un pastiche de la première scène du Mépris, plus tard passeront de fausses-vraies citations de Godard (« il n’y a pas d’images, il n’y a que des rapports d’images ») et, comme un leitmotiv, un retour au dialogue avec Marguerite D. Il y a longtemps que le spectacle ne suit plus la chronologie du roman où Laetitia Pitz a effectué de longues coupes tandis que se multiplient les références à différents films de Godard.
Le quatrième et dernier mouvement, plus autonome, s’ouvre par un dialogue entre Robespierre et Danton et nous voici au tribunal révolutionnaire avec, en soubassement, La mort de Danton, la pièce de Büchner, écrite quarante ans après les faits. Le projet de film sur la Révolution est définitivement ajourné, Rose a rencontré un beau jeune homme, « la mélancolie de JLG devient définitive et sans secours » écrit Froger. Danton en Bretagne écrit, lui, une longue lettre à Robespierre qui s‘achève par ces mots : « Je t’attends, crapule, j’ai confiance ». JLG à Rolle écrit une lettre à son ami vivant en Bretagne après avoir lu son livre, enfin publié, sur Danton , lettre qui s’achève ainsi : « Je pense à ce que je n’ai pas vu et que ton livre m’a donné à voir. Si on est deux dans une île, on fait l’amour. Si on est seul, on fait une histoire. » Godard n’aurait su mieux dire et sans doute l’a-t-il dit. Ces chassés croisés entre le réel et la fiction, le mentir vrai, le chavirement du temps, c’est là tout le charme du livre et encore plus celui du spectacle, plus dense, plus intense orchestré par Laetitia Pitz
Bonus qui n’est pas dans le livre mais que rapporte Froger : voulant se documenter pour son roman, le romancier prit rendez-vous avec Jean-Noël Jeanneney, le boss du Bicentenaire. Ce dernier s’étonna que le romancier fut "au courant du projet". Quel projet ? celui d’un film que la Mission du bicentenaire aurait pu commander à Godard, projet mort-né, vite oublié. Pas de film donc, mais un roman et maintenant, bien plus qu’une simple adaptation, un spectacle qui fourmille de champs et de contre-champs sonores et visuels, multiplie les décadrages. Une traversée on ne peut plus réjouissante portée deux formidables acteurs à tout faire, le tout joyeusement et savamment mis en scène par Laetitia Pitz
Sauve qui peut (la révolution), Théâtre de l’échangeur de Bagnolet, du 29 janv au 10 fév, Durée 5h avec entracte Samedis 3 & 10/02 - 18h; Dimanche 4/02 - 16h; Lundi 5, jeudi 8 & vendredi 9/02 - 19h