« (Idée d’un spectacle, j’en reparlerai )» note, entre parenthèses, Jean-Luc Lagarce, dans son Journal, le 13 janvier 1988. Il vient de lire (c’est un gros lecteur, un insatiable, un curieux) un ouvrage réédité mainte fois depuis sa première édition à la fin du XIXe siècle, signé par une prétendue baronne Staffe : Les règles du savoir-vivre dans la société moderne. On y énonce, par le menu, toutes les règles à suivre aux différentes étapes de la vie et bien d’autres choses. Le fils d’ouvrier protestant Lagarce se plaît à lire ces règles vouées à être lues en priorité par la bourgeoisie catholique française. Il n’en reparle pas tout de suite mais quelques années plus tard.
Henri Taque était alors le dynamique directeur du Granit de Belfort. Il aimait bien le régional Jean-Luc (basé à Besançon) et lui avait proposé d’écrire chaque année librement les éditos de la plaquette de saison plutôt que de s’adonner lui même à cet exercice souvent fastidieux. Lagarce écrit donc des éditos qui n’en sont pas, ne parlent pas des spectacles de la saison mais de la vie, du théâtre, de l’écriture, ce qui lui passe par la tête. Ces textes exquis figurent aujourd’hui dans le recueil Du luxe et de l’impuissance.
Taquet lui fait d’autres propositions, des stages par exemple. Et un jour il lui demande si cela lui dirait d’écrire une pièce qui se jouerait en appartement. Une mode, alors naissante, lancée par Pierre Ascaride. Le pudique Jean-Luc n’est pas très chaud pour ce genre d’intrusion, mais n’ose dire non à cet homme aimable et attentionnée. Il se souvient alors de cette « idée » qui lui est venue quelques années plus tôt. Un contrat est signé en mars 1992, et c’est ainsi que nous arrivent en janvier 1993 Les règles du savoir vivre dans la société moderne. Comme on s’en doute, les phrases de la baronne sont revues, augmentés et corrigées par Lagarce qui aime de temps à autre, écrire dans les mots d’un autre comme il l’avait fait et le fera encore avec Kafka.
Il coupe, ajoute, insiste, fait des détours, réitère, travaille le rythme, les modulations. Du pur Lagarce. Il jubile, on le devine, en réécrivant la dite "baronne". Et c’est parti : naissance, baptême, fiançailles, mariage… des règle s de plus en plus surannées et ce n’en est que plus drôle. Tout finit par la mort écrit celui qui est atteint par le sida et sait qu’il ne vivra pas « éternellement ». C’est une pièce à la fois extravagante et on ne peut plus simple : la »dame », unique personnage, s’adresse au public.
Taquet est satisfait mais cherche en vain un metteur en scène pour présenter la chose en appartement. Lagarce décide finalement de monter la pièce lui-même mais dans un théâtre, avec l’actrice toute désignée, celle qui est à ses côtés depuis le début : Mireille Herbstmeyer. La première a lieu au Granit de Belfort.
Le spectacle va beaucoup tourner. Après la mort de Jean-Luc Lagarce, son héritier littéraire, son ami de longue date, François Berreur la mettra par deux fois en scène, avec, toujours, « la Herbstmeyer » comme l’appelait Jean-Luc. Je me souviens, un soir à Montbéliard, avoir vu ce spectacle avec, à mes côtés, les parents de Lagarce.
Tout cela est loin. Berreur et « la Herbstmeyer » ont fait du chemin, et quels chemins !.Lui comme éditeur et à ses heures metteur en scène. Elle comme actrice, actuellement dans Le condor (lire ici). La pièce, elle, vit sa vie, chérie par les cours de théâtre et les troupes amateures, traduite en plusieurs langues, etc.
Et voici que Martial di Fonzo Bo, le directeur de la Comédie de Caen, et l’actrice Catherine Hiegel (ex doyenne de la Comédie-Française ) qui se connaissent bien, s’associent pour offrir un nouveau tour de piste à cette pièce aussi simple qu’invraisemblable. Du pain béni (restons dans le registre catho) pour l’actrice qui se régale de la moindre phrase et du metteur en scène qui, l’ayant bien coachée pour bien la connaître, n’a plus qu’a organiser la soirée en trois mouvements.
La folie de la Herbstmeyer était aussi intérieure qu’inquiétante. Tout à l’inverse, Catherine Hiegel apparaît faussement sage (robe noire, col blanc), mais très vite diablement bouffonne, foldingue, laissant la folie douce du personnage s’installer par paliers. Autant de façons de propager le rire corrosif de Lagarce. Les deux actrices évitent le piège de la conférencière. Mireille Herbstmeyer, cheveux tirés, martiale dans des regards assassins, Catherine Hiegel, cheveux en bataille, toujours en mouvement avec des changements de voix et de regards sidérants, des reconfigurations multiples avec ou sans bouquets de fleurs, cahier de texte et, basse continue : une ironie dévoratrice. Elle bondit dans chaque mot. Assis dans le fond de la salle, le fantôme de Jean-Luc Lagarce applaudit.
Théâtre du Petit Saint-Martin, 19h ou 21h en alternance, du mardi au samedi.