Lors de la journée professionnelle des professeurs-documentalistes d’Ile de France[1], Hervé Le Crosnier[2] s’est interrogé, lors d’une conférence, sur le lien entre la culture numérique et les valeurs humanistes.
Il a voulu d’abord faire percevoir à son auditoire que nous n’étions pas, avec le numérique, face à un artefact technologique supplémentaire, mais plongés dans un nouvel écosystème. Il a proposé, par exemple, de comparer capacité à nommer des marques représentées par leur logo (les marques des majors numériques, le GAFAN), et capacité à nommer des plantes représentées par leur feuille. Il ne fait pas de doute que 100% du public reconnaît les premières, ce qui n’est pas le cas des secondes. Plus tard, il a de même fait observer que l’Etat le plus peuplé du monde est aujourd’hui Facebook, avec son milliard et demi d’abonnés, à qui il offre un passeport pour accéder à l’ensemble de ses services.
Il a attiré l’attention sur un certain nombre de questionnements à propos de ce nouvel écosystème. Nous en retiendrons seulement quelques-uns dans ce billet.
Le premier enjeu civique fondamental est celui de la puissance des algorithmes[3]. S’appuyant sur l’ouvrage de Dominique Cardon, A quoi rêvent les algorithmes[4], il rappelle les quatre familles de calcul numérique : la popularité, l’autorité sociale, la réputation et la prédiction par les traces. Cette prédiction par les traces numériques de chacun de nous permet de nous profiler, de nous assigner par homophilie un profil qui vise à orienter nos choix et nos achats. Une des dimensions de l’éducation aux médias et à l’information passerait donc aussi par une culture statistique qui permette de comprendre qu’une statistique n’est pas le monde mais une de ses représentations. Cela dit, les algorithmes ne gèrent pas le contexte, ce qui limite encore leur impact.
Le second concerne quelques mythes qu’il s’agit de déconstruire. Par exemple, celui des digital natives, qui seraient plutôt digital naïves, si l’on se réfère au travail d’Anne Cordier qui, à partir de la parole de jeunes, a publié Grandir connectés[5]. Autre exemple, le propos de Michel Serres, dans Petite Poucette[6], selon qui « tout le savoir est accessible à tous ». Il y aurait, dans cette opinion, le danger de voir se reproduire et se renforcer les inégalités de connaissance et de fortune, qui sont une des caractéristiques de l’école française. Autre exemple encore, celui selon lequel Google a réponse à tout ; Alexandre Serres a montré comment la couleur et la typographie sont mises au service de cette croyance.
Le troisième concerne les transformations produites par le numérique dans la construction de l’identité et la conception de la vie privée. Ce que nous pratiquons dans la vie réelle, l’inattention civile, la discrétion, est plus compliqué à gérer dans l’univers numérique. Nos profils Facebook sont publics, mais pour les adolescents, cela ne signifie pas que tout le monde, les parents ou les professeurs en premier lieu, serait censé aller les voir, et, a fortiori, autorisé à poster un commentaire. Hervé Le Crosnier utilise ici la notion d’effondrement des contextes[7], qui est généralisée dans l’écosystème numérique : on ne choisit plus sa tonalité, selon son public : le numérique a renforcé l’effondrement des contextes déjà largement entamé avec les mass-médias.
Le quatrième touche à la culture participative rendue possible par le numérique. Il y a de plus en plus d’interactions entre auteurs et lecteurs, créateurs et public, et les capacités d’organisation s’en trouvent facilitées : le récent concert de Nuit debout[8], préparé par sondage Framadate[9], en fournit un bon exemple d’actualité, comme l’emblématique Wikipédia. Face aux empires privés des Google, Apple, Facebook, Amazon, Netflix, la construction collaborative de communs est possible pour approfondir la démocratie.
Le cinquième réside dans l’antinomie entre une industrie de l’influence et les droits de l’homme : le Cloud est un système de surveillance plus fort que le panoptisme de jadis.
On le voit, nous sommes bien loin de l’outil informatique du siècle dernier, mais dans un écosystème nouveau qu’il faut penser en donnant les clés de la culture numérique aux futurs citoyens formés à l’école. Hervé Le Crosnier reprend les propositions du rapport du Conseil national du numérique (CNNum), Jules Ferry 3.0[10], qui peuvent se résumer par quatre impératifs : décrypter, produire et coproduire, publier et diffuser, apprendre à créer du commun. N’y a-t-il pas là des objectifs en adéquation parfaite avec la refondation de l’école de la République ?
[1] http://www.documentation.ac-versailles.fr/spip.php?article295
[2] Enseignant chercheur à l’université de Caen, expert de la culture numérique
[3] Voir notre billet du 11 mars, « L’école sous algorithmes » : un enjeu démocratique ? https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/110316/l-ecole-sous-algorithmes-un-enjeu-democratique
[4] Cardon, Dominique, A quoi rêvent les algorithmes, Seuil, 2015 http://www.seuil.com/livre-9782021279962.htm
[5] Cordier, Anne, Grandir connectés, les adolescents et la recherche d’information, C & F Editions, 2015, http://cfeditions.com/grandirConnectes/
[6] Serres, Michel, Petite Poucette, le Pommier, 2011
http://www.editions-lepommier.fr/ouvrage.asp?IDLivre=534
[7] ou « collapsing contexts », étudiés par Danah Boyd dès 2008. http://www.zephoria.org/thoughts/archives/2009/01/18/taken_out_of_co.html
[8] http://www.leparisien.fr/societe/paris-deuxieme-concert-de-l-orchestre-debout-place-de-la-republique-30-04-2016-5757661.php
[9] https://framadate.org/create_poll.php?type=date
[10] Voir notre billet d’octobre 2014 Jules Ferry 3.0 : la refondation par le numérique ?