Dans sa lettre adressée le 5 décembre 2023 aux personnels[1], le ministre écrit à propos des groupes de niveau : « Quant à nos élèves ayant le meilleur niveau et la plus grande appétence, ils y verront l’opportunité de s’envoler, en allant plus loin encore que le programme ». L’opportunité de s’envoler est explicitement offerte « à nos élèves ayant le meilleur niveau ».
On se trouve là face à une politique des savoirs qui s’exprime en toute bonne conscience. Il y a « le programme », certes. Mais on sait d’ores et déjà que les meilleurs peuvent aller plus loin que lui, tandis que les autres auront la possibilité de « combler les lacunes et de progresser ». Rien ne dit qu’ils y parviennent, et ce d’autant plus qu’ils « bénéficieront » d’heures d’enseignement supplémentaires en français et en mathématiques au détriment d’autres enseignements dont ils seront privés. On voit mal comment pour eux, « le programme » pourrait être non pas dépassé mais seulement approché.
On a donc des programmes scolaires ( que le ministre appelle « le programme ») établis théoriquement pour tous mais dont le ministre indique que certains vont aller plus loin tandis que d’autres resteront en deçà. Il ne s’agit plus de méritocratie républicaine, ni d’égalité des chances, mais d’inégalité des destins scolaires acceptée comme une donnée objective. Pour reprendre une expression imagée du ministre, il semble bien, au bout du compte, que la sociologie soit plus forte que la pédagogie dans cette école qui assure l’envol aux meilleurs et cloue les autres au sol.
Une école de l’envol pour tous n’est pas une utopie, à condition que l’on s’affranchisse de l’actuelle politique des savoirs. Une politique qui donne une prime colossale à ceux qui au sein de leur famille partagent un capital de culture scolaire important alors qu’elle ignore superbement les cultures non scolaires. Une politique qui ne se préoccupe pas de l’apartheid scolaire qui existe entre l’enseignement privé et l’enseignement public comme au sein de l’enseignement public entre les établissements d’éducation prioritaire et les autres[2]. Une politique qui, en privilégiant les seuls savoirs académiques dans le parcours proposé aux élèves, permet aux uns, sur la base de leur réussite, d’entrer à l’issue du collège en lycée général et technologique, auquel les enseignements délivrés les ont préparés. Une politique qui contraint les autres, sur la base de leur échec scolaire plus que sur leur propre appétence, à s’orienter en voie professionnelle. Une politique qui dès l’entrée en 6e, organise le tri entre ceux qui vont garnir les niches d’entre soi culturel et social (classes artistiques à horaires ménagés, sections européennes) et ceux qui en sont écartés. Entre ceux qui suivent tous les enseignements au programme et ceux à qui est réservé un programme allégé axé sur les prétendus fondamentaux.
Une école de l’envol pour tous n’est pas une utopie, à condition que l’on dise clairement à quelle type de société nous préparons les élèves. Si c’est à une société du chacun pour soi, de la guerre des places, il ne faut rien changer à l’école actuelle qui joue fort bien son rôle. Mais si c’est à une société où l’on coopère, où l’on cultive la solidarité avec les autres, proches et lointains, la conscience que nous sommes dépendants de l’ensemble du vivant et coresponsables d’un avenir durable, alors, l’école doit changer en profondeur. C’est ce à quoi appelle le CICUR dans sa lettre ouverte au ministre sur le Collège[3]. Finalités de l’école, politique des savoirs, pratiques d’enseignement et d’évaluation, structuration des études, inscription de l’école dans son territoire, école lieu d’apprentissage et d’exercice de la démocratie, voici quelques directions pour sortir de l’école de l’envol pour quelques-uns pour bâtir l’école de l’envol pour tous.
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[1] Voir notre billet précédent : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/051223/le-ministre-aux-professeurs-marche-arriere-toute
[2] La publication des indices de position sociale (IPS) des collèges par le ministère de l’éducation nationale en 2022 a révélé que « parmi les 10 % de collèges à l’IPS le plus faible (indice à moins de 82,3), on ne compte que 23 établissements privés sous contrat, soit 3,3 % de ces 696 collèges. A l’inverse, parmi les 10 % de collèges à l’IPS le plus élevé (plus de 124,8), on dénombre 424 établissements privés sur ces 696 collèges, soit 60,9 % d’entre eux. Ce ratio s’élève à 81 % pour les 100 collèges aux plus hauts IPS (plus de 143,8) et à 90 % pour les 10 premiers ».
L’IPS maximal pour les 729 collèges classés REP est de 113,9 et le minimum de 55,6, 78 % (729) des collèges classés en réseau d’éducation prioritaire ont un IPS inférieur à 90, contre 7% (424) des collèges hors éducation prioritaire.