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formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

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Billet de blog 12 février 2022

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J-P Delahaye : contre l’école des impostures, pour une école fraternelle

En 150 pages, J-P Delahaye démontre que notre système éducatif est un système de tri et de ségrégation, et dessine les chemins d’une école enfin vraiment républicaine et fraternelle.

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Les abonnés de ce blog connaissent Jean-Paul Delahaye, souvent cités ici pour son rapport de 2015 Grande pauvreté et réussite scolaire, le choix de la solidarité pour la réussite de tous[1] et dont nous avons récemment rendu compte du récit autobiographique Exception consolante, un grain de pauvre dans la machine[2]. Il publie en ce début d’année un nouvel ouvrage, L’école n’est pas faite pour les pauvres, Pour une école républicaine et fraternelle[3], qui constitue un réquisitoire particulièrement bien informé contre une école prétendument républicaine et fondamentalement injuste, et un plaidoyer convainquant pour une école républicaine et fraternelle.

Le réquisitoire comme la plaidoyer s’appuient fortement sur des publications officielles, de l’OCDE ou du ministère de l’éducation nationale, du Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO), des rapports des inspections générales, ce qui empêchera quiconque de parler à son sujet d’un discours partisan, mais bien au contraire de parler d’un discours politique, fondé sur des documents publics incontestables, et sur les valeurs et principes mêmes de notre république, liberté, égalité, fraternité et laïcité.  On ne prétend ici que donner quelques éclairages partiels sur la richesse de la réflexion.

En quoi notre école réelle est-elle aussi une école de l’imposture ? Si, pour Saint Exupéry, cité par l’auteur, « une démocratie doit être une fraternité, sinon, c’est une imposture » l’école française est bien loin d’être une fraternité. Pour Jean-Paul Delahaye, elle pratique, et l’Etat à travers la multiplicité de ses choix la concernant, une « fraternité à l’envers ». Les exemples sont légion, on n’en retiendra qu’un dans ce billet, celui des exonérations fiscales consenties dans le cadre du soutien scolaire privé. « Le budget national sait trouver trois cents millions d’euros pour financer le soutien scolaire privé bénéficiant essentiellement aux citoyens les plus aisés, mais ne sait pas les trouver pour organiser du soutien scolaire public pour les plus modestes ».

Cette «fraternité à l’envers» ne recule devant aucun cynisme. Dans le premier comme dans le second degré, par exemple, « la diminution des jours de classe a eu pour conséquence une concentration d’un volume horaire important sur des journées très chargées pour les élèves. Quand un pays, commente Jean-Paul Delahaye, a choisi aussi délibérément, et depuis longtemps,  de faire du temps scolaire des élèves le moyen d’encadrer le salaire des enseignants, il y a bien un problème ». Peu importe que la densité des journées scolaires soit défavorable aux apprentissages des plus pauvres, si la semaine de 4 jours à l’école a la faveur des parents les plus favorisés et permet d’accorder du temps libre plutôt que des augmentations de traitement aux enseignants, on tient là en effet, en termes budgétaires et électoraux, une formule «gagnante».

Jean-Paul Delahaye n’a aucun mal à  opposer à une école qui sépare et qui trie, une école des communs, à des « enseignements dits fondamentaux » qui morcellent les savoirs et la culture sans aucunement assurer la réussite scolaire du plus grand nombre un véritable socle commun de culture. N’est-il pas paradoxal que la France réserve la plus grande part de la scolarité obligatoire aux « dits  fondamentaux » (73% contre 50% en Europe)  sans pour autant que la performance des élèves à la fin de cette scolarité obligatoire ne cesse de se dégrader ? Il aborde donc la question des savoirs enseignés, en montrant que d’autres pays ont fait d’autres choix que le nôtre et obtiennent de meilleurs résultats : un enseignement davantage manuel, moins tiré vers la seule approche abstraite, participe de la culture indispensable à chacune et chacun,  de même que la découverte du monde de l’entreprise et de l’économie, seulement réservée aujourd'hui à celles et ceux qu’on va orienter vers une formation professionnelle. Formation qui a toutes les qualités... quand elle concerne les enfants des autres. Jean-Paul Delahaye cite les travaux conduits par le CICUR pour trouver les voies d’une école de la culture qui supplanterait celle de la fracture[4].

Au nom de l’égalité, l’Ecole doit aussi s’interroger sur le travail scolaire personnel, un de ses autres impensés. Lui qui occupait, comme le rappelle Claude Lelièvre, cité par Jean-Paul Delahaye, au travers des études encadrées, la majorité du temps des lycéens du 19e siècle, a été paradoxalement réduit à pratiquement rien  avec l'emprise quasi-exclusive des heures d’enseignement alors que l’accès  au lycée s'ouvrait davantage à des élèves issus des milieux populaires.

On sera très sensible aussi à la clairvoyance de l’auteur quand il s’agit de mettre en question le langage souvent piégé qui structure l’imaginaire éducatif, médiatique et politique dominant. On l’a vu à propos des « enseignements dits fondamentaux »  (c’est nous qui soulignons). Quand on parle des « territoire perdus de la République », pourquoi ne penserait-on pas au seizième arrondissement de Paris, dont des habitants se sont mobilisés pour empêcher l’implantation d’un habitat pour SDF dans leur ghetto de riches ? Quand on parle des « zones de non droit » à propos d’un département comme la Seine Saint Denis, pourquoi ne parle-t-on pas de « zones de non mêmes droits » quand  le taux de remplacement des absences d’enseignants y est de 51,26% contre 78,47 pour toute la France, les élèves de ce département  marqué par la pauvreté perdant au total une année scolaire sur l’ensemble de leur scolarité obligatoire ? On se surprend parfois à penser que l’auteur aurait pu aller plus loin encore en n'épargnant pas de cette fructueuse déconstruction le vocabulaire institutionnel qui tend à masquer les réalités. Parler sans guillemets d’élèves décrocheurs, n’est-ce pas, pour l’institution scolaire, leur faire porter la responsabilité qui est celle de l’Ecole ainsi organisée pour ne pas répondre à tous les besoins de celles et ceux qu’elle accueille ? Parler d’échec scolaire, n’est-ce pas de même pas faire porter à ceux dont on décrit ainsi la situation la responsabilité de cet échec qui tient là encore à une politique des savoirs complaisante à certains et ségrégative pour tous les autres ?

On sort de cette lecture frappé par l’urgence d’affronter les vraies questions de politique éducative. La parution de cet ouvrage ne doit rien au hasard. Son auteur souhaiterait que, tant qu’il en est encore temps, on sorte des faux débats à l’heure du débat présidentiel : en finir avec les oppositions stériles entre instruction et éducation, connaissances et compétences, didactique et pédagogie, cadrage national et autonomie, républicains et pédagogues, laïcité ouverte et laïcité fermée… Finement, il observe : « quand la haine de la pédagogie est à ce point exacerbée chez certains, c’est qu’elle prépare le retour à la sélection précoce des élèves ».

Ce livre est un instrument précieux de décillement et un appel pressant à engager un débat véritable, concernant tous les citoyens, pour remettre l’Ecole en mouvement vers plus de liberté, d’égalité et de fraternité pour tous. L’Ecole républicaine et fraternelle reste à construire !

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[1] https://www.education.gouv.fr/grande-pauvrete-et-reussite-scolaire-le-choix-de-la-solidarite-pour-la-reussite-de-tous-8339

[2] https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/230921/exception-consolante-la-fidelite-d-un-transfuge

[3] https://www.editionsbdl.com/produit/lecole-nest-pas-faite-pour-les-pauvres/

 [4] https://curriculum.hypotheses.org/

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