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Billet de blog 24 juillet 2022

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Enseignement professionnel : « une histoire engagée » à tous les sens du terme

Histoire doublement « engagée » de l’enseignement professionnel, que celle écrite par Daniel Bloch : un auteur, acteur clé des quarante dernières années de cet enseignement, montre que l’esquisse dessinée mérite d’être fortement consolidée si l’on souhaite faire de l’enseignement professionnel une pièce indispensable à la démocratisation véritable de l’accès aux savoirs.

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Les Presses universitaires de Grenoble publient Une histoire engagée de l’enseignement professionnel, écrite par Daniel Bloch[1].

S’il est un acteur engagé dans l’histoire récente de l’enseignement professionnel (1984 à nos jours), c’est bien Daniel Bloch. La confiance que lui ont successivement accordée  Jean-Pierre Chevènement, René Monory, Lionel Jospin, Claude Allègre, François Fillon, Najat Vallaud-Belkacem, ministre étiquetés de gauche comme de droite, en témoigne. Ils lui ont demandé des rapports sur l’enseignement professionnel, confié des missions, l'ont placé à la tête d’instances facilitant la concertation entre l’éducation nationale, l’enseignement supérieur et l’économie. De la création des baccalauréats professionnels au déploiement du plan Universités 2000 puis au développement des campus des métiers et des qualifications, Daniel Bloch a été aux avant-postes, comme il l’a été à la création des classes de 4e et 3e technologiques et professionnelles, puis des classes de découverte professionnelle. Inclassable acteur ? il s’en explique dans son avant propos en affichant se reconnaître dans une « gauche bac pro », désireuse d’agir sur le temps court en sortant les collégiens de difficultés qui les conduisent à l’échec inévitable et sur le temps long, en faisant en sorte qu’ils soient de moins en moins nombreux à être en difficultés. La préface de l’ouvrage, écrite par Pascal Vivier, secrétaire général du premier syndicat des professeurs de lycée professionnel, le SNETAA, atteste en tout cas de la volonté de Daniel Bloch d’agir avec les personnels pour « former des citoyens autonomes, libres, et pas seulement des producteurs ».

Mais cette histoire est également « engagée » au sens où le processus entamé dans les années 80 du siècle dernier n’est pas arrivé à son terme. On a eu l’occasion, dans un précédent billet[2], de signaler la portée transformatrice de la note rédigée pour Terra Nova par Daniel Bloch, appelant à « un  nouveau souffle pour l’enseignement professionnel ». Dans sa postface, l’auteur mesure le chemin parcouru en quarante ans par un enseignement délivrant les seuls CAP devenu un enseignement délivrant des baccalauréats professionnels, ce qui permet d’ « esquisser » une continuité avec l’enseignent technologique supérieur, au travers de sections d’enseignement supérieur et des instituts universitaires de technologie, et peut ouvrir la voie à une véritable démocratisation de l’enseignement secondaire : de 1984 à aujourd’hui on est ainsi passé de 40% de jeunes bacheliers à plus de 80%. Mais l’esquisse doit impérativement être consolidée, quand 90000 jeunes sortent aujourd’hui sans aucune qualification du système éducatif et quand l’ambition culturelle de la formation professionnelle doit être renforcée, non pas seulement à partir d’ateliers de philosophie et de classes à projet artistique et culturel, mais en amplifiant la part de formation générale, au travers notamment d’un enseignement de la philosophie, expérimenté dans les académies de Nantes, Montpellier dont Daniel Bloch a été recteur, puis généralisée à son initiative dans celle de Reims dès 2003-2004.

Dans ce blog où l’on se préoccupe de la politique des savoirs, on ne peut qu’être sensible à ce qu’écrit Daniel Bloch à ce sujet.  Il ne pouvait s’agir d’un enseignement  de la philosophie au rabais, ni d’un enseignement orienté prioritairement sur la composition de dissertations philosophiques individuelles.  La priorité était « le développement de leur esprit critique et de leur autonomie de jugement, de leurs capacités d’expression, de leur capacité à cerner un problème, à prendre de la distance par rapport à leur propre opinion, voire à revenir sur celle-ci, à argumenter et à nuancer. La philosophie a été pour eux (les élèves) libératrice, en les transformant, ce sont eux qui l’ont dit- en lycéens ordinaires ». Cette expérimentation a été accompagnée par des chercheurs, soutenue par les Cahiers pédagogiques, positivement évaluée par l’inspection générale de philosophie. Mais ces avis favorables n’ont pas été suivis jusqu’en 2021, avec, en première amorce vingt ans plus tard,  la timide ouverture d’ateliers de philosophie en lycées professionnels…

C’est dire la pesanteur de l’institution éducative quand il s’agit de penser une politique des savoirs plus démocratique. Ce fut un déni démocratique de choisir l’absence de la philosophie au programme des baccalauréats professionnels. Dan son avant propos, Daniel Bloch rappelle à ce propos quelques réalités fondamentales : les trois quarts des collégiens orientés en lycée professionnel ont au moins une année de retard scolaire ; 70% des élèves entrant en CAP et 55% en bac pros ont issus de familles d’ouvriers, chômeurs et inactifs.

On suit avec intérêt cette histoire des quarante dernières années de l’enseignement professionnel, vécue, forgée et racontée par un acteur de premier plan. Fin connaisseur de l’institution scolaire et de ses hiérarchies symboliques, il observe que les professeurs de l’enseignement professionnel, symboliquement rattachés à l’enseignent secondaire quand la durée de leur service hebdomadaire fut harmonisée avec celle des professeurs de lycées et collèges par le ministre Allègre et le secrétaire d’Etat Mélenchon, relèvent toujours d’une inspection de même catégorie que celle des enseignants de premier degré (les Inspecteurs de l’éducation nationale) et non de celle des enseignants du secondaire (les Inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux) ; que les services académiques en charge de l’enseignement professionnels sont souvent installés à distance du recteur d’académie, au contraire de ceux en charge du second degré ;  et que l’inspection générale n’a pas de recrutement  spécifique pour l’enseignement professionnel. Et Daniel Bloch a raison d’insister à juste titre sur les élèves des sections d’enseignement général adapté (SEGPA) et des établissements régionaux d’enseignement adaptés (EREA),si souvent oubliés, et pour qui le CAP est  un moyen irremplaçable d’insertion professionnelle et sociale.

Pour ceux qui connaissent  l’enseignement professionnel, cet ouvrage est une très précieuse ressource documentaire sur ces dernières décennies ; pour ceux qui le connaissent mal, c’est l’occasion d’en saisir l’importance, les enjeux démocratiques qu’il porte et les entraves qui l’empêchent d’accomplir pleinement sa mission démocratique.

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[1] Daniel Bloch, Une histoire engagée de l’enseignement professionnel de 1984 à nos jours, Préface de Pascal Vivier, Presses universitaires de Grenoble, 2022

[2] https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/230622/nouveau-souffle-pour-le-lycee-professionnel-un-angle-mort

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