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Billet de blog 24 novembre 2024

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Pensées sur l’éducation, plutôt qu’une Apologie, les questionnements d’A. Bouvier

Dans ses Pensées sur l’éducation, Alain Bouvier en appelle à une réflexion citoyenne sur le commun éducatif qu’il nourrit de multiples questions et de ses réflexions enrichies de ses échanges continus avec bien des acteurs et experts de l’école français et étrangers.

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Un mot sur le titre d’abord[1] : la référence à Pascal est consciente, il est cité dès l’introduction et dans le corps de l’ouvrage, mais il s’agit bien d’un hommage, non d’une immodestie de l’auteur. Référence judicieuse aussi à une œuvre inachevée, constituée de notes pour une Apologie de la religion chrétienne qui restera à l’état de projet inachevé, incomplet, mais dont les fragments rassemblés témoignent, on excusera l’anachronisme, d’un work in progress dont notre siècle est devenu familier. Et l’ouvrage d’Alain Bouvier est bien cela, une pensée qui se cherche, se questionne souvent, sur l’éducation, son présent et son avenir.

Un mot ensuite sur les trois contributeurs de cet ouvrage, préfacier, auteur et postfacier. Ils sont tous trois universitaires, et ont été à des titres divers des acteurs engagés dans le pilotage et l’évaluation de l’école française : deux d’entre eux furent recteurs, deux d’entre eux furent inspecteurs généraux, deux d’entre eux exercèrent également des responsabilités dans des conseils chargés de l’élaboration programmes d’enseignement ou de l’évaluation de l’école, le troisième ayant été, comme médiateur de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, à une place de choix pour observer le climat de l’institution et ses relations avec ses personnels et son public. Il y a donc chez eux une expertise scientifique et professionnelle que des « savoirs d’expérience », sur lesquels l’auteur porte un avis très réservé, contribuent à enrichir.

Pour qui achève la lecture du livre d’Alain Bouvier, la cinquième et dernière partie qui expose les cinq piliers d’une « école apprenante et humaniste » les rassemble en une figure éclairante : autour de l’étoile du commun éducatif dont le maître mot est l’Humain, gravitent l’Horizontalité reposant sur l’ancrage local et les réseaux, les Régulations fondées sur la régulation des régulations chère à Edgar Morin, les Enseignants dont l’accompagnement est une priorité majeure, les Formes scolaires dont le pluriel dit la caractère nécessairement hybride, souple et flexible, et le Numérique, ouvrant sur les usages de l’Intelligence artificielle et les processus de formation hybrides. C’est cette boussole qui guide la réflexion d’Alain Bouvier, boussole construite en échanges continus avec de multiples experts et connaisseurs de l’Ecole, et par un suivi on ne peut plus attentif de tout ce qui s’écrit et se dit sur l’éducation, comme en témoigne le riche index de fin d’ouvrage. Et c’est sans nul doute l’apologie de cette école là, en devenir, dont sont porteuses de très diverses façons les pensées rassemblées dans les quatre premières parties qui abordent la dialectique entre l’école et la société (1), le kaléidoscope de l’école vue du terrain (2), le métier d’enseignant (3) et l’importance de l’organisation (4).

A l’intérieur de chacune de ces parties, c’est une sorte de discussion à bâtons rompus qu’Alain Bouvier propose à sa lectrice et son lecteur. On voit par exemple se succéder des propos sur « le choc des savoirs », « la première dame », « la CIVISE et autres comités ». Dans ces billets dictés par l’actualité immédiate du moment, l’auteur s’engage personnellement avec des sentiments -« je me réjouis », « j’espère que non »-, des convictions -« je le crois »- et surtout beaucoup de questions, comme celles sur lesquelles s’achève la première partie : une série de pourquoi interrogeant le pilotage effectif de l’éducation, la judiciarisation du système, la non publication d’une majorité de rapports de l’inspection générale, la complémentarité des métiers d’enseignant et de CPE, ou le corporatisme enseignant.

Sincère dans ses propos, Alain Bouvier poursuit son combat contre celles et ceux qu’il qualifie d’idéologues et de statuquologues, qu’il n’avait pas épargnés dans ses Propos iconoclastes sur le système éducatif français[2]. Un lecteur s’amusera de le surprendre en posture de statuquologue à propos de la langue française : sa détestation de l’écriture inclusive, nous confie-t-il, est telle qu’il se refuse à lire les articles qui l’emploient, au nom du « combat à mener pour sauvegarder la beauté de notre trésor national : notre langue », qui repose notamment sur son orthographe comme on le voit dans la deuxième partie. Une lectrice pourrait se demander, lorsqu’il s’en prend à  « l’écologie imbécile », « punitive et ridicule », « qui pourrit la vie de nos concitoyens », s’il ne cède pas à une idéologie du statu quo en matière de développement, en considérant « l’histoire des mégabassines » comme une preuve à charge contre « l’activisme écolo », qui pourrait « ressembler parfois » à de « l’écofascisme ». Il semble perdre de vue que « l’éducation au développement durable (EDD) qui ne dérange personne n’est pas un éducation au développement durable », selon la belle formule d’une référente académique EDD[3], et qu’il en va sans doute de même du développement durable lui-même.

Pour celles et ceux qui pensent que considérer les savoirs scolaires actuellement enseignés comme intangibles et marqués du sceau de l’objectivité scientifique et non comme des construits historiquement, socialement et politiquement marqués, relève d’une forme d’aveuglement, la reprise sans aucune distance critique de notions comme « les savoirs fondamentaux », ne participe pas  de la distance critique souhaitable pour apporter d’autres réponses que cosmétiques à la difficulté de notre Ecole à faire réussir tous ses élèves dans leurs apprentissages et à créer un véritable commun par une culture effectivement partagée. Lire sous la plume d’Alain Bouvier que faire des études générales et ne se poser qu’ensuite la question de l’orientation et de l’emploi, « c’est ce que beaucoup d’élèves faisaient. Sauf ceux qui, très tôt, choisissaient une voie professionnelle précise et souvent y entraient par l’apprentissage », pourra surprendre celles et ceux qui considèrent que l’orientation vers les formations professionnelles au collège et à l’issue du collège constitue non pas un choix de la plupart des élèves concernés, mais un choix institutionnel conforme à l’objectif de tri des élèves entre celles et ceux qui sont destinés à l’excellence académique et celles et ceux à qui on promet l’excellence professionnelle, sans l’apprentissage de la philosophie par exemple. Dans la deuxième partie, le développement sur l’orientation fait silence sur cette question, préférant opposer la vie dure des corporatismes à l’intérêt des élèves.

On trouvera dans la postface de Claude Bisson-Vaivre, une mise en perspective féconde des propos d’Alain Bouvier : en insistant sur la nécessité d’un projet politique pour faire face aux incertitudes et tensions du présent, et non de simples réponses d’urgence, en orientant ce projet politique sur la gouvernance du système, le temps, le facteur humain (enseignants et élèves), il propose quelques pistes de travail bien éloignées des « coups de com » qui peuvent plaire aux ministres successifs. 

Il y a donc dans ces Pensées sur l’éducation, beaucoup à apprendre et prendre, bien des questions sur lesquelles poursuivre le débat, quelques poils à gratter qui participent de la vivacité souhaitable de tout échange intellectuel sur l’école, un objectif clair assigné à l’école, celui de créer du commun, et une question évitée, celle de la politique des savoirs. Il est sûr en tout cas, qu’on ne peut que partager les attentes d’Alain Bouvier en matière de démocratie, non seulement pour faire reculer la bureaucratie, mais aussi pour sortir le débat éducatif des cercles étroits dans lesquels il est confiné, en imaginant une convention citoyenne sur l’éducation pour amorcer une mobilisation civique autour de cette question vitale.

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[1] Alain Bouvier, Pensées sur l’éducation, préface d’Alain Boissinot, postface de Claude Bisson-Vaivre, Editions du panthéon, 2024

[2] Alain Bouvier, Propos iconoclastes sur le système éducatif français, Berger-Levrault, 2019 Voir notre billet : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/221019/questions-taboues-sur-lecole-francaise-une-lecture-doublement-salutaire

[3] Béatrice Cheutin, au séminaire filé du CICUR, le 20 novembre 2022, https://curriculum.hypotheses.org/1844

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