Le rapport remis récemment par la mission prospective sur l’illettrisme[1] a l’avantage de ne rien cacher de la réalité : les inspecteurs généraux qui en sont les auteurs[2] observent une situation persistante qui devient préoccupante, des territoires, notamment ultramarins, plus touchés que d’autres, des jeunes qui ne sont pas pris en compte, et le renforcement du phénomène par l’innumérisme et l’inhabileté numérique. Ils soulignent notamment la faiblesse de la prise en compte de la difficulté scolaire au collège, une absence de vision stratégique globale, l’absence de coordination des actions conduites à l’école et en dehors d’elle, l’inégale information et implication des familles.
Dans la troisième partie du rapport, les inspecteurs généraux auteurs mettent en lumière « un impensé pédagogique qui grève toute réflexion » : il en est ainsi de la prise en compte minorée du stade préscolaire, de l’enjeu fondamental de la compréhension de l’écrit, qui engendre, notamment au collège frustration et relégation, jusqu’au lycée professionnel où, selon les auteurs, l’étau se resserre. Des apprentissages essentiels sont donc manqués, les liens pédagogiques entre l’oral et l’écrit sont trop distendus, les enjeux de l’endurance et de la polylecture mal envisagés. Quant à la formation des enseignants et des cadres dans ce domaine, elle est inégale et fragmentée. Les auteurs observent notamment que « la formation continue des enseignants s’est massivement développée ces dernières années autour de l’enseignement des fondamentaux ».
On s’attend alors à ce que les auteurs analysent en quoi la focalisation sur l’enseignement des fondamentaux pourrait être génératrice d’illettrisme. Il leur suffirait pour cela d’avoir lu le rapport de leurs collègues de l’IGESR sur le cours moyen[3] : ils y dénoncent en effet une hiérarchisation contre-productive des apprentissages. En français, par exemple, on s’attache plus au décodage et à la grammaire qu’à la compréhension de ce qu’on lit ou à l’expression écrite personnelle. Et l’on connaît les limites du décodage : apprendre que "a" se décode /a/ est une erreur pédagogique, comme le montrent manger, maudit, maigre, etc… Il faudrait donc s’attacher non à un décodage mécaniste réducteur, mais au codage graphique qui permet de reconnaître le mot et son sens sans décodage lettre à lettre.
Cette approche instrumentale des prétendus enseignements fondamentaux, remettant à plus tard, c’est à dire pour certains à jamais, l’accès à la compréhension de ce qui est écrit, et, par voie de conséquence à une part essentielle des cultures du monde, contribue à renforcer l’injustice de notre école. N’est-il pas révélateur que les auteurs du rapport observent que « l’étau se resserre au lycée professionnel » ? On voit bien comment notre école d’aujourd’hui crée des filières d’excellence dont elle s’enorgueillit mais aussi des filières de relégation, dont celle, extrême, de l’illettrisme, dont elle se préoccupe insuffisamment.
Au fond, ce que n’évoque pas le rapport de la mission prospective sur l’illettrisme, c’est la politique des savoirs à l’œuvre dans notre école. Dans une tribune publiée hier dans Le Monde[4], des membres du Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR) appellent à « une nouvelle politique des savoirs, ambitieuse pour tous ». Tirant les leçons du passé, notamment l’échec d’assurer à toutes et tous un socle commun de connaissances, de compétences et de culture prévu par la loi de refondation de l’école de 2013, les signataires demande une rupture avec l’école du tri et de la sélection sociale, en donnant accès non plus à de prétendus fondamentaux générateurs d’échec mais à une culture scolaire ouverte à toutes les cultures du monde : en un mot, ils proposent de transformer en profondeur le curriculum actuel fondé sur une hiérarchisation des savoirs qui renforce les inégalités d’origine sociale au lieu de les réduire. En terme de gouvernance, à l’inverse des auteurs du rapport qui appellent à « renforcer le pilotage national du dossier », les signataires expriment le souhait que le pilotage bureaucratique laisse place au respect du travail et des décisions collectives au niveau des écoles et des établissements scolaires en y associant les élèves et les familles. Comme l’observent les auteurs du rapport, « le modèle de l’organisation apprenante permettant une réflexivité sur les pratiques, fondée sur la coopération entre les équipes, n’est pas encore pleinement entré dans la culture scolaire ». Comment le pourrait-il quand les injonctions descendantes foisonnent, prescrivant d’un bout à l’autre de la scolarité non seulement ce qu’il faut apprendre, mais la méthode requise ? L’école actuelle est encore trop celle de la séparation entre les degrés, entre les établissements, entre les métiers, entre les disciplines et entre les élèves : les professeurs sont aussi formés dès le départ sous le régime de la séparation plutôt que sous celui de la coopération.
C’est avec ce modèle qu’il faudra rompre, pour que la future législature soit utile. Une rupture qui ne sera pas décidée et dessinée en cabinet, mais procèdera d’une vaste consultation démocratique où enfin les citoyennes et citoyens pourront débattre de ce qu’il convient d’apprendre aujourd’hui à l’école, en fonction de la société où ils souhaitent que leurs enfants sans exception puissent cultiver une riche relation à soi, aux autres, aux savoirs et à la planète. Une société où l’illettrisme sera éradiqué et non plus une fatalité à laquelle on se résigne encore aujourd’hui pour 2,5 millions de plus de 18 ans.
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[1] https://www.education.gouv.fr/mission-prospective-sur-l-illettrisme-326476
[2] Renaud FERREIRA de OLIVEIRA, Catherine MOTTET, Pascal-Raphaël AMBROGI, Thierry LEPAON & Sophie TARDY
[3] Voir le billet de ce blog en date du 10 mai : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/100522/l-enseignement-en-cm-au-scanner-de-l-igesr-le-leurre-des-fondamentaux