J’analyse ici après lecture quelques aspects du programme « L’avenir en commun » (avec une comparaison sur certains points avec le programme du PCF « La France en commun »)[1][2]C’est en effet le programme, pour ce qui est des candidats en lice, dont je me sens le plus proche, et de loin.[3
Pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté, le programme de JLM est incontestablement un programme de gauche qui marquerait une rupture avec les régressions de ce quinquennat mais certains aspects me préoccupent fortement, du fait de l’insuffisance de certaines propositions sociales et économiques, d’une forte propension à s’en remettre beaucoup plus à l’état qu’à l’intervention des travailleurs et d’incohérences qui me semblent dangereuses pour la réussite d’un changement plus indispensable que jamais.
Je me concentre ici sur ces aspects qui me posent problème : il en a évidemment beaucoup d’autres sur lesquels je suis largement d’accord, comme les propositions institutionnelles, la politique internationale et l’Europe (avec certaines réserves), et que je n’évoque pas .
Je m’exprimerai ultérieurement sur la démarche politique de Jean-Luc Mélenchon et les problèmes qu’elle me pose.
I Les propositions sociales et économiques,
barre à gauche mais timidités et insuffisances
- le Smic :
- FI : 1326 € net (sans mention du brut[4] (1700 € normalement),
- PCF : reprend la revendication de la CGT (1800 € brut en début de quinquennat), et surtout esquisse une reconstruction de l’ensemble des grilles salariales. Or, pour les travailleurs, la question des salaires est essentielle et elle conditionne la relance par la demande et donc l’emploi.
- le partage du travail
- FI : semaine de 32 heures, majoration à 25 % pour les 4 premières
- PCF : 32 heures également avec dans cet objectif un plafonnement des heures supplémentaires à 94 heures et leur majoration à 50 %
- les lois à abroger
- FI : Loi El Khomri. Pour les autres lois rétrogrades ?
- PCF : Loi El Khomri, l’essentiel des lois Macron et ANI
- l’emploi
- FI : propose un « droit opposable à l’emploi »faisant de l’Etat l’employeur en dernier ressort. Ce droit concerne les chômeurs de longue durée
- PCF :un nouveau service public de l’emploi et de la formation avec affiliation universelle et automatique garantissant la continuité des revenus en emploi, en formation ou en inactivité temporaire, sous condition d’engagement dans un processus emploi ou formation.
- la lutte contre les licenciements
- FI : l’interdiction des licenciements aux entreprises versant des dividendes. principe du droit de veto des salariés.
- PCF : Nouvelle définition du licenciement économique, veto suspensif et pouvoirs de contre-proposition visant la baisse du coût du capital contre celle du travail, droit d’accès au crédit bancaire.
- Santé sécurité sociale
- FI : remboursement à 100 % des soins.
- PCF : remboursement à 100 % par la sécurité sociale
- Financement de la protection sociale
- FI : impôt citoyen qui fusionne l’impôt et la CSG.
- PCF : financement par la cotisation sociale et taxation des revenus financiers des entreprises (qui représentent environ 300 Milliards €), suppression de la CSG
Cette question n’est pas anodine, d’un côté une position qui, dans la tradition social- démocrate, veut étatiser la sécu (cf création de la CSG par Rocard, proposition de fusion impôt CSG portée par Ayrault) et dédouaner les entreprises de leurs responsabilités pour s’en remettre complètement à l’état, de l’autre une conception de la sécu où, à la suite d’Ambroise Croizat, elle appartient aux travailleurs eux-mêmes (et pas à l’état) et où elle est gérée à nouveau par les représentants élus des assurés sociaux. voir à ce sujet https://blogs.mediapart.fr/jjduch/blog/050117/securite-sociale-un-enjeu-majeur
La divergence est de taille sur la conception de l’état
Pour Jean-Luc Mélenchon, il ne s’agit pas de remettre en cause les rapports de production dans l’entreprise, là où se crée la valeur, mais de s’en remettre à l’état, démarche typiquement social-démocrate.
« Je dis [aux patrons] pour tenir les comptes de vos entreprises, vous êtes assez grands, sinon, ce n’est pas la peine de faire patron. Mais moi je vais vous dire ce dont le pays a besoin. Est-ce que vous êtes capables de prendre votre place là-dedans ? ». (entretien à l’Echo du centre)
Pour d’autres, dont je suis, on ne fera pas reculer le capitalisme mondialisé qui est notre ennemi commun, si on ne remet pas en cause les rapports sociaux, au moins partiellement, par une sécurité sociale et professionnelle qui soit l’affaire des travailleurs, par un droit d’initiative des travailleurs dans les entreprises, par la socialisation du crédit.
D’un côté une conception étatique du changement qui attend beaucoup trop d’un « bon » état, d’un « bon » gouvernement, de l’autre une conception (qui se cherche encore beaucoup) qui s’appuie beaucoup plus sur l’action et le pouvoir des travailleurs en bas, et qui procède par la socialisation plus que par l’étatisation (et qui de ce fait est en rupture aussi bien avec la social-démocratie qu’avec l’histoire du stalinisme et du « socialisme réel »).
Ce débat n’est pas idéologique, il peut impacter fortement la réussite du changement à venir (ou son échec), où pour moi, au delà d’un éventuel succès électoral, l’intervention des travailleurs sera déterminante.
II Nucléaire ou pas, est-ce la vraie question ?
ou s’agirait-il de la décroissance et de la satisfaction ou non des besoins ?
Jean Luc Mélenchon annonce son intention de sortir du nucléaire en une vingtaine d’années, contrairement à ce qui était précisé dans « L’humain d’abord »
Cela pose des questions sur la façon de procéder, ainsi que sur la capacité à réussir la transformation sociale pour le court terme, comme pour le long terme
Sur la manière de procéder
- L’Humain d’abord prévoyait un référendum, il n’en est plus question. Curieux revirement quand, en même temps, on ne fait que parler de 6ème République et de la nécessité de donner la parole au peuple, crainte du résultat ?
- les organisations syndicales représentatives du secteur sont totalement opposées à cette orientation (on l’a vu encore lors du CA d’EDF sur la fermeture de Fessenheim), mais cela est superbement ignoré.
- la filière nucléaire représente 400 000 emplois : la seule réponse est « reconversion » des travailleurs concernés dans le démantèlement (ce discours a été servi depuis 30 ans et plus aux travailleurs de la sidérurgie, de l’automobile : avec quelle issue ?)
- Le minimum aurait été de se confronter aux difficultés prévisibles de cette démarche : peut-on changer véritablement les choses dans un secteur d’activité, en négligeant totalement l’avis des personnels qui y travaillent? Est-on encore dans le schéma où le pouvoir politique impose les décisions qu’il considère comme bonnes, coûte que coûte ?
- En tant que militant syndical enseignant, j’ai connu cette situation au temps où un certain Claude Allègre était ministre de l’Education nationale et injuriait les profs pour mieux leur imposer ses choix (qui étaient aussi ceux de son maître Jospin et du PS)..On sait ce qu’il est advenu d’Allègre, puis de Jospin.
Sur les effets à court terme de ce projet
Jean-Luc Mélenchon annonce vouloir fermer Fessenheim et toutes les centrales qui arrivent à 40 ans
- la non prolongation des centrales après 40 ans (un tiers du parc)[5] aboutit à se priver du moyen de production le plus économique (60 à 70 € le MWH selon la Cour des comptes) pour un mix éolien-gaz, nettement plus coûteux (coût des éoliennes + coût des centrales à gaz + coût réseau)[6]
- tant que le stockage de masse de l’électricité ne sera pas en vue, le système électrique a besoin de moyens disponibles sur commande (selon les choix faits : nucléaire, hydraulique, fossiles), nulle décision politique ne peut faire souffler le vent quand il n’est pas là.
- c’est en parfaite contradiction avec les objectifs écologiques affichés par Jean Luc Mélenchon : le recours obligé et massif au gaz (seul moyen pour compenser l’intermittence des éoliennes) ne peut qu’entraîner une augmentation des émissions de CO2 (les exemples allemand ou danois d’un mix intermittents-fossiles montrent des taux de rejets parmi les plus élevés d’Europe)
- c’est en contradiction avec l’objectif économique (que j’approuve) d’agir pour retrouver notre souveraineté. Or, dans cette bataille, on ne peut ignorer l’importance de la balance commerciale qui peut être lourdement plombée par des importations massives de gaz (venant du fournisseur majeur en Europe : la Russie). et cela dans un contexte où face à une tentative de transformation sociale, on (la commission européenne, la BCE, l’Allemagne) ne nous fera pas de cadeaux[7].
Pour toutes ces raisons, je trouve l’orientation prise particulièrement hasardeuse et au minimum prématurée.
Le long terme, ouverture des possibles ou rationnement ?
Ce qui est impossible pour le court terme ne l’est pas forcément à une échéance de 10 ou 15 ans, et deux hypothèses pourraient rendre possible à terme une sortie du nucléaire soit sous forme de sortie complète soit par la mise en place d’une nouvelle filière.
- une révolution dans le stockage de l’électricité[8], par exemple avec des batteries beaucoup moins coûteuses et reposant sur des matériaux largement disponibles (ce qui écarte le lithium) . A ce moment là, il serait possible de développer massivement les énergies intermittentes et effectivement d’aller à un abandon progressif du nucléaire. On n’en est pas là, il s’agit aujourd’hui de donner un maximum de moyens à la recherche pour avancer en ce sens, sans garantie de résultat.
- il est aussi possible sans doute de développer un autre nucléaire, qui ne présenterait plus les dangers de la filière actuelle, avec les réacteurs à sels fondus dont la conception écarte les principaux risques d’accident et qui, de plus, élimine les déchets à vie longue (y compris éventuellement ceux de la filière actuelle), c’est une question de recherche (menée très activement par les chinois) et d’expérimentation. Ces réacteurs pourraient procéder à des variations très rapides de puissance, et être ainsi le complément idéal d’éoliennes.
- Pousser très fortement la recherche dans ces directions, ce serait véritablement ouvrir l’avenir, en tenant compte de ce fait historique: toutes les transformations dans le domaine de l’énergie ont demandé à chaque fois des dizaines d’années au moins.
- Hélas, Jean Luc Mélenchon préfère croire que tout est possible et que la volonté politique est toujours déterminante. Mais la volonté politique ne commande pas aux lois physiques et ne peut mépriser l’état réel des forces productives.
- Il est alors particulièrement préoccupant que Jean Luc Mélenchon aille chercher comme caution à sa démarche le scénario Négawatt dont les bases essentielles entrent en contradiction avec ce qu’il affirme par ailleurs avec talent dans le domaine économique, social et industriel .
On ne peut vouloir quelque chose, a priori séduisant et ignorer les conséquences, surtout si au final elles sont contraires à ce que par ailleurs l’on veut, et à juste titre.
Annexe: qu’est ce que Négawatt ?
Négawatt, des postulats techniques hasardeux
- le scénario spécule sur une forte augmentation de la productivité de l’éolien et du solaire, mais ce n’est qu’une hypothèse, non vérifiée industriellement aujourd’hui.
- ce scénario fait appel massivement à la biomasse : sans effet sur la déforestation ou sur l’épuisement des sols ? les exemples actuels (Brésil, Allemagne, avec dans ce cas 1 million ha de maîs voués à la biomasse) démontrent pourtant que la frontière entre énergie renouvelable utile et atteinte majeure à l’environnement est ténue. JLM serait bien inspiré d’y réfléchir en cohérence avec sa règle verte.
- surtout la solution avancée pour le stockage de l’électricité et pour la fabrication massive de gaz renouvelable repose sur le « Power to gaz » par électrolyse de l’électricité, hydrogène, puis méthane, puis éventuellement refabrication d’électricité. Or la faisabilité industrielle de tout cela n’est absolument pas démontrée et le rendement global de la chaîne serait autour de 20 % (avec 5 kwh, on récupère au final 1 kwh : comme lutte contre les gâchis, on fait mieux). Et ce procédé hautement aléatoire conditionne tout l’équilibre du scénario, selon l’aveu même de ses auteurs.
- Et si l’on ne peut pas fabriquer du gaz renouvelable en quantité suffisante, il ne restera plus qu’à se rabattre sur le gaz tout court, pour le plus grand plaisir d’Engie et de Gazprom, avec les conséquences à prévoir en terme de CO2, comme d’indépendance énergétique.
Négawatt, un autre nom pour Tina ?
- La base du scénario Negawatt repose sur une diminution drastique de la consommation d’énergie : l’énergie primaire diminuerait de 63 %, pour une population en hausse à 72 millions d’habitants en 2050, passant ainsi d’une consommation par habitant de 3.86 TEP à 1.29 TEP[9], largement en dessous du niveau d’un pays du tiers monde[10]. En effet, il y a une corrélation forte entre le niveau de consommation d’énergie et le niveau de développement.
- le contenu du scénario Négawatt confirme hélas cette crainte : la baisse de la consommation d’énergie amène une baisse de la consommation tout court, une purge austéritaire qui ferait de Fillon un bisounours.
- au nom de la sobriété énergétique, on observe une mise en cause notamment et en vrac de l’équipement électro-ménager, de la consommation de viande, et surtout de la surface des logements où Négawatt prévoit de construire 2 millions de logements de moins que la tendance (induite par la simple augmentation de la population), et ouvre la chasse à la « décohabitation » causée par les couples qui osent divorcer ou par ceux qui ont le toupet de ne pas mourir en même temps[11].
- Négawatt taxe la population « d’ébriété énergétique », terme de bobos qui ignorent à quel point des millions de nos concitoyens sont en situation de précarité énergétique, et sont mal logés du fait de l’insuffisance de logements sociaux (terme absent des 48 pages du résumé Négawatt)
- vouloir à ce point régir ce que devrait être la manière de vivre de chacun interroge lourdement pour un domaine qui est en définitive relève de la liberté de chacun. Les auteurs de Négawatt devraient réaliser que le temps des communes populaires chinoises est passé partout, et d’abord en Chine.
- A aucun moment, d’ailleurs le partage des richesses ou la domination capitaliste ne sont évoquées mais gageons alors que les restrictions préconisées s’appliqueraient d’abord aux gueux et permettraient à d'autres au contraire de suraccumuler encore plus.
- Enfin, concernant l’industrie, il est explicitement précisé qu’il n’est pas question de relocalisations. Négawatt est donc pour continuer le ballet des porte containers, base de la « mondialisation heureuse » célébrée par Monsieur Alain Minc, aux dernières nouvelles soutien de Macron.
- de même, Négawatt s’affirme favorable à la privatisation d’EDF (interview d’Yves Marignac porte parole de Négawatt à l’Humanité) : cela fait quand même beaucoup.
- le contenu des préconisations de Négawatt confirme bien que la décroissance est une idéologie réactionnaire qui, au nom de la nature, apporte au capitalisme une nouvelle justification de la régression sociale.
Bien évidemment, ces positions sont en contradiction avec celles de la France insoumise et c’est heureux sur des points essentiels comme notamment le logement social, la santé, le partage des richesses (qui n’a de sens que par l’accès à des biens de consommation et des services) , le pôle public de l’énergie et la relocalisation en France d’activités industrielles, sans laquelle il ne pourrait y avoir d’indépendance et de politique de progrès social.
[1] http://www.pcf.fr/sites/default/files/la_france_en_commun.pdf, comme le mont
[2] voir aussi la revue Economie et politique http://www.economie-politique.org/95765
[3] Je ne reviens pas ici sur les positions de Benoît Hamon qui, si elles ont l’intérêt de porter une condamnation de ce quinquennat, sont dans l’ensemble très floues, le revenu universel servant en fait de couverture à un certain nombre d’impasses majeures(sur le Smic, sur les 32 heures) voir à ce sujet ce qu’en dit…. Gérard Filoche http://www.filoche.net/2017/01/28/sur-le-revenu-universel-suite/
[4] la référence au brut est importante par rapport au rôle des cotisations sociales que tant de gens de Fillon à Macron, voudraient bien effacer
[5] sous réserve de l’autorisation de l’ASN.
[6] voir à ce sujet https://blogs.mediapart.fr/jjduch/blog/090516/nucleaire-ou-fossiles-il-faut-choisir
[7] ceux qui évoquent l’uranium importé se trompent. Cela représente 800 millions €, ce qui est parfaitement négligeable par rapport à un déficit de 48 milliards dont plusieurs dizaines de milliards pour les hydrocarbures
[8] voir à ce sujet http://www.sauvonsleclimat.org/enri-priorite-stockage-2/35-fparticles/1957-enri-priorite-stockage.html
[9] TEP tonne équivalent pétrole
[10] voir à ce sujet https://environnement-energie.org/2016/02/20/contre-lideologie-de-la-decroissance-pour-un-nouveau-mode-de-developpement-et-lemancipation-de-toute-lhumanite-le-cas-concret-de-lenergie/
[11] pour un descriptif plus détaillé de ce manuel du rationnement voir https://revue-progressistes.org/2017/01/12/scenarios-100-energies-renouvelables-que-valent-ils-bertrand-cassoret/