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Le 12 juillet dernier, Paris l’été débutait au Grand Palais avec All world waacking, une battle de wacking soumise à l'arbitrage de Bill Goodson (USA), Marid (Corée du Sud) et Oumrata Konana (France).
Puis de là il prenait son envol et mettait le cap sur les étoiles avec Kiddy Smile dans le cockpit. Une soirée festive revisitant le disco, rendue accessible au plus grand nombre par son tarif à 15 €.
Il s'est ensuite posé pour un temps au jardin des Tuileries, tout en commençant à rayonner à travers d’autres lieux très différents (lycée, palais, jardins, rues, bois…).
C’est ainsi que Paris l’été vit sa 35e édition.
Depuis septembre 2024 il est co-dirigé par Marie Lenoir et Thomas Quillardet. Programmé jusqu’au 5 août, son offre est variée : danse, exposition, musique, théâtre, cabaret, magie, cirque, acrobatie, performances.
Au jardin des Tuileries (domaine du Louvre), la présence de Paris l'été est intégrée au programme Les étés du Louvre : un théâtre éphémère à ciel ouvert a été spécialement aménagé dans la fraîcheur du Carré des Sangliers.
Ce petit reportage en trois épisodes - qui sera complété par une interview de Paris l'été - est consacré aux événements gratuits de ce festival, au rythme de 2.500 signes pour chacun.

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Paris l'été rencontrant un vrai succès, deux de ces spectacles sont déjà complets : Give peace a chance - Now par Julie Ann Anzilotti à l’Institut Culturel Italien de Paris (7e), ainsi que La Fondation du rien par La Vaste entreprise au lycée Henri Bergson (19e).
Car il y a, d’une part, des spectacles gratuits donnés dans des édifices, où une jauge doit donc être respectée. Et il y a, d’autre part, des spectacles gratuits donnés dans l’espace public. Les destinations de cette balade culturelle parisienne se sont alors précisées.
Dans ce 1er épisode, on découvre : une exposition photographique kwir réunionnaise, une performance kwir féministe, une transhumance florale et solaire, un débat sur le monde kwir réunionnais, un spectacle de rue en déambulation sur l’histoire des luttes homosexuelles.
Kwir Nous Éxist de Raya Martigny et Édouard Richard
15 juillet, jardin des Tuileries. Nous voici plongés via la photographie dans le monde kwir et non plus dans le monde queer. Kwir Nous Éxist : Queer Nous Existons.
L’assimilation en créole réunionnais de ce terme anglophone, qui à l’origine est une insulte homophobe, a toute la saveur d’un mouvement de réappropriation et d’autodésignation positive.
Il ne s’agit donc pas d’une simple traduction, mais bien d’une « spécification sur un territoire insulaire » (dixit Brandon Gercara).

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Pour cette exposition, le duo artistique - composé de l’actrice et mannequin Raya Martigny et du photojournaliste Édouard Richard - est allé à la rencontre des personnes kwir de La Réunion.
Ils ont saisi dans leur objectif une série de visages et de corps d’une grande mixité, ayant pour point commun de soutenir les présupposés négatifs à travers la force de leurs regards.
Majoritairement réalisés en extérieurs, ces dizaines de portraits de grands formats sont exposés sur des tripodes en rondins de bois. Nous sommes ce soir-là plus de 350 personnes à tournicoter avec délectation au sein de ce dispositif immergé dans le bruissement des arbres.
Cet accrochage en plein air et non linéaire permet de créer une sensation de proximité accentuant la perception de la beauté et de la force de chacun de ces portraits.

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On croirait assister à une résurgence post centenaire de la photographie humaniste. Cette « suite kwir » en couleur étant aussi portée par les forces volcaniques et océaniques de cette île aux mille visages, restituées par la beauté des paysages où sont prises certaines des photographies.
A travers cette galerie de portraits, Raya Martigny et Édouard Richard tentent également une historicisation du monde kwir réunionnais. Elle s’étendrait des années 90 - lorsque les drag queens Logan et Érica sont apparues dans des lieux festifs - pour rejoindre l’époque actuelle, où depuis 2021 une Marche des Fiertés existe à Saint-Denis de La Réunion.

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Raya Martigny avait quitté son île à l’âge de seize ans : « J’ai un peu fui ma famille, ma culture, mon langage, mes ami·es parce que je ne me sentais pas représentée. » Dix ans plus tard elle y est retournée avec Édouard Richard : cette chronique photographique a alors été menée durant cinq ans.
Après dix jours d’exposition au sein de Paris l’été, cette exposition d’une grande beauté sera en tournée à l’automne au FRAC Réunion (Saint-Leu, Île de la Réunion), à Futuros (Rio de Janeiro) et à Sao Paulo (festival MixBrasil).
Lip sync de la pensée de Brandon Gercara
15 juillet, jardin des Tuileries. A l’occasion du vernissage de Kwir Nous Éxist où il y a foule, Brandon Gercara prononce un vibrant Lyp sinc de la pensée, une performance kwir féministe.

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Brandon Gercara est un.e artiste chercheur.e, militant.e kwir et décolonial.e, diplômé.e de l’École Supérieure d’Art de la Réunion (ÉSA Réunion). Sa pratique pluridisciplinaire inclue performance, photographie, vidéo et installation.
En 2019 iel a également fondé l’association Requeer qui organise des festivals et qui est à l’origine de la première Marche des Fiertés organisée en 2021 à Saint-Denis de La Réunion.
A son origine, le lip sync est un type de show de drag queen interprétant un texte en playback. Brandon Gercara a décidé de reprendre cette technique pour en faire un espace d’expression politique sous la forme d’une performance.
Car si du fait de son âge iel a en partie grandi dans une culture de la vidéo et du son, en tant que réunionnais.e Brandon Gercara a aussi grandi dans une culture principalement orale (la tradition écrite du créole réunionnais n’apparaissant timidement qu’à la fin du XIXe siècle).
D’ailleurs, Brandon Gercara admet bien volontiers que les récits l’impactent d’avantage lorsqu’ils sont de forme orale, de même qu’iel s’imprègne de la voix des personnes qui les prononce.
Son Lyp sinc de la pensée est une performance féministe où iel donne à entendre Asma Lamrabet (féminisme musulman), Françoise Vergès (féminisme décolonial) et Elsa Dorlin (féminisme intersectionnel).
En tant que spectacle, la forme du lyp sinc lui permet d’initier des publics n’ayant pas forcément lus d’écrits féministes, Brandon Gercara faisant surgir ces sujets de façon didactique dans des espaces festifs : « J’adore le faire au sein d’un événement tel que Paris l’été, car nous ne sommes pas uniquement une fête ou un divertissement. Il y a aussi une dimension politique en donnant l’accès au féminisme à un large public ».
Prononcé dans une écoute phénoménale traduisant l’émotion et la réflexion du public, ce Lyp sinc de la pensée fera date dans l’histoire de Paris l’été.
Mistura de Marina Guzzo
20 juillet, jardin des Tuileries. Nous sommes plus d’une cinquantaine de personnes au lieu du rendez-vous pour une performance en déambulation dans le jardin.

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A son approche lointaine et mystérieuse, ce groupe semble surgir d’une autre dimension tout en étant bien de notre monde.
Ils sont vêtus par des empiècements drapés où le doré rivalise avec le violet, où le pourpre défie l’indigo, où l’opacité du tacheté léopard devise avec la transparence de la soie, où la densité d’une fourrure synthétique est tenue en respect par du tissu madras ou du batik.
Ils pourraient évoquer les Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, sauf qu’ils sont doublement plus nombreux.

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La dissimulation de leurs visages par des étoffes de multiples couleurs n’est pas sans faire resurgir Les Amants de Magritte.
Tandis que leurs vêtures insolites les apparenteraient plus volontiers à Vertumne de Giuseppe Arcimboldo.
Serait-ce parce que ces personnages semblent doués de la faculté de créer des mirages ?
Les pas et les mouvement sont lents, à la façon du butō. Ils s’arrêtent, tournent d’un quart, s’arrêtent en vis-vis, s’attendent, se regroupent, se séparent.
Nous les suivons en développant une écoute sensible. Nous nous retrouvons intimement liés à ces êtres tandis que nous sommes plongés dans le bruissement dominical des Tuileries.

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Ils ont dans leurs mains des branchages qu’ils tiennent droits telles des armoiries.
Ils semblent dialoguer avec les arbres, l’air, l’eau, le soleil, sans que ça ne se manifeste ni par l’audition de leurs voix, ni par la perception de leurs regards.
Nous basculons progressivement dans un mystère sous l’emprise de ces charmes conjugués.
Dans le public on applaudit par moments de façon ni coordonnée, ni généralisée, mais renouvelée.
Nous nous retrouvons à une intersection où le public du jardin des Tuileries vient grossir notre groupe.
Les arrières plans changent : d’un côté la Vasque olympique au-dessus du Grand Bassin Rond, de l’autre le Bassin Octogonal qui devient notre direction.

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La transhumance florale se poursuit dans une ambiance solaire.
Marina Guzzo est une artiste et chercheuse installée à São Paulo.
Mistura est un atelier performatif donnant lieu à une déambulation, une exposition photographique et une vidéo. Cette expérience explore les relations symbiotiques et les rituels artistiques entre les femmes et les plantes.
Elle réunit des participantes volontaires.
Débat sur l’exposition Kwir Nous Éxist
22 juillet, jardin des Tuileries. Nous sommes plus de trois cents personnes pour ce débat nous entraînant à La Réunion.

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Ce monde insulaire si riche, où de la départementalisation (1946) à 1982, l’administration française a notamment interdit le moyala, une forme mêlant musique, chant et danse, créée au XVIIIe siècle par les personnes esclavagisées. L’État français y voyait alors une forme d’expression culturelle aux ambitions indépendantistes.
Un débat chaleureux et inspirant, animé avec naturel et expertise par Daisy Lambert, commissaire d’exposition indépendante et chercheuse. Nous y retrouvons Raya Martigny et Brandon Gercara, auxquel.les s’est joint Sanjeeyann Paliatchi.
Ce dernier, diplômé de l’ÉSAT Réunion, est « passeur des langages du vivant » dont il fabrique des traductions visuelles et sensibles. Il entretient une relation intime avec le monde végétal, à partir duquel il crée des sculptures éphémères, des mises en scène photographiques ou vidéo.

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Nous partageons un peu plus d’une heure, dans l’ambiance attentive et bienveillante d’un auditoire rapidement conquis et n’hésitant pas à intervenir par ses applaudissements spontanés.
Nous découvrons les parcours personnels de ces trois artistes et les passions qui les animent, la genèse de l’exposition Kwir Nous Éxist, les origines de l’association Requeer, les faits culturels et les raisons politiques ayant conduit à passer du queer au kwir.
Nous découvrons aussi les liens inattendus créés par Radio Free Dom donnant la parole aux réunionnais.es s’exprimant à l’antenne en téléphonant, les traversées nocturnes de la moitié de l’île pour se rendre en cachette à l’unique boîte gay se trouvant alors à Saint-Pierre, les émancipations rendues possibles par l’apparition du voguing et des drag queens, les affirmations publiques de libertés permises par des tables rondes.

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On nous révèle également cette injonction sociale envers les personnes LGBTQIA+ de devoir quitter La Réunion du fait de leurs genres, ainsi que l’inévitable évolution de la culture kwir provoquée par les aller-retour de ces personnes entre leur île et l’hexagone.
De faits de société en créations artistiques, Daisy Lambert en vient à questionner ces artistes sur la transmission intergénérationnelle de ces avancées, ainsi que sur la spécificité de ces créations kwir en lien avec le biotope et la biocénose de La Réunion.
Un débat passionnant, un moment suspendu dans le temps, où le public a pu à son tour ressentir sa forêt intérieur.
Le Pédé du collectif Jeanine Machine
23 juillet, Pantin, rue de la Paix. Nous sommes 150 personnes pour ce spectacle de rue en déambulation, d’abord programmé deux soirs de suite au-delà du périphérique par Paris l’été.
A Pantin ce soir-là, la rue de la Paix offre un écrin propice à l’écoute et à la réception d’un spectacle de rue. Qui plus est, le collectif Jeanine Machine exerce son art à la façon d’une troupe de bateleurs, avec toute la force, la créativité et la précision qu’il faut maîtriser pour réussir à jouer dans l’espace public.
Au centre de la représentation, il y a cet acteur qui se livre à un solo consacré à l’histoire des luttes homosexuelles depuis 1969. Mais il y a aussi sa partenaire de jeu, qui tente régulièrement de nous entraîner en Pride sauvage dans les rues de Pantin et qui est également la régisseuse de cette représentation mobile.
Enfin dans le public, il y a très discrètement la metteuse en scène qui prend des notes. Ce sont les trois artistes ayant écrit ce spectacle. Une équipe besogneuse, inspirée et douée, qui compte également Céline Bertin et Esther Hélias.
Au niveau du contenu, Le Pédé est une œuvre de réminiscences pour qui a vécu ces années de lutte (peu importe quand), mais c’est aussi une œuvre didactique pour qui ignore cette Histoire.

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Nous y retrouvons les émeutes de Stonewall à New York, la création du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, les pionnières du Mouvement de libération des femmes, les Gouines Rouges, l’inévitable Ménie Grégoire et son émission L’Homosexualité, ce douloureux problème.
Mais aussi Harvey Milk (premier élu homosexuel au Conseil des superviseurs de San Francisco), la terrible Anita Bryan et sa croisade homophobe, la première Marche des Fiertés organisée à Paris par des lesbiennes (un fait souvent gommé de l’Histoire).

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Viennent plus tard la dépénalisation de l’homosexualité en France, la démultiplication des Marches des Fiertés, l’apparition du SIDA et les combats menés par Act up Paris.
Viennent encore par la suite l’institution du PACS, puis le vote du droit au mariage entre personnes de même sexe, avec Christine Boutin et Frigide Barjot vent debout contre cette loi.
Qui aurait dit qu’un jour, au début du XXIe siècle, un collectif théâtral choisirait ce sujet et se livrerait à la création d’un spectacle de rue en déambulation pour nous le faire partager ?
Cette création est aussi une œuvre de concordances entre les formes, les sujets et les personnes qu’elle fait revivre, car le collectif Jeanine Machine est très habile.

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C’est un spectacle très pétillant, dont les séquences comiques ne sont pas sans rappeler certains ressorts de la Commedia dell'arte : tandis que l’acteur expose à diverses reprises des étapes de sa vie d’homosexuel tout en menant son récit, sa partenaire de jeu revient régulièrement à l’assaut pour défendre la visibilité lesbienne et tenter un départ en Pride sauvage, alors même que nos réactions ne cessent d’être sollicitées et intégrées par ces interprètes jouant littéralement avec nous.
Le Pédé est une occasion rare. Il en était ce soir-là à sa 91e représentation depuis sa création en 2023. Il sera joué encore deux fois dans le cadre de Paris l’été : à Paris 19e, rue Édouard Pailleron, ce samedi et ce dimanche à 19h (durée 2h15).
Autres spectacles gratuits de Paris l’été jusqu'au 5 août : Bach Nord [Sortez les guitares] de Marina Gomes (œuvre musicale et dansée), Hune de la compagnie Paon dans le ciment (théâtre, danse, musique, clown), Rouge Merveille de Chloé Moglia (cirque moderne), Envol de Damien Droin (acrobatie moderne). Ils se retrouveront dans le 3è épisode de ce petit reportage.