
Des Dimanches de Monsieur Dézert
à Six personnages en quête d’auteur,
ou du 1er confinement au 3e déconfinement
Un soir de février 2020 je vais au théâtre dans le bois de Vincennes, tout simplement, mais sans savoir que dès le mois suivant je ne pourrai plus retourner au théâtre durant des mois.
Le premier confinement débute le 17 mars, entre les deux scrutins des élections municipales. Un couvre-feu d’initiative locale est instauré dans huit villes de la métropole, ainsi qu’en Guyane. Tous les théâtres ferment, les trois derniers mois de la programmation 2019/20 sont stoppés net.
Les rassemblements de plus de six personnes étant interdits pour raison sanitaire, assez vite plusieurs théâtres proposent de (re)voir des captations d’anciens spectacles via internet et les réseaux sociaux. Des auteurs et des interprètes y créent également de multiples échanges avec le public.
Le 6 mai, le Président de la République annonce l’instauration d’une année blanche permettant de prolonger jusqu’au 31 août l’assurance-chômage des intermittents du spectacle arrivant alors en fin de droit. Le 10 mai, le premier confinement est terminé. Le 11 mai, le gouvernement prolonge la durée de l’année blanche de quatre mois. Le 6 juillet, suite à un remaniement ministériel, Mme Bachelot-Narquin est nommée ministre de la Culture, elle succède à M. Riester.
Les festivals qui étaient prévus durant l’été sont quasiment tous annulés et les théâtres demeurent majoritairement fermés au public, mais pas tous. J’y retourne aussitôt, dans les hauteurs de Paris. C’est à cette période que n’a pas eu lieu l’été culturel que je m’étais mis à rêver durant le premier confinement, ce dont je rends également compte en épilogue.
A la rentrée 2020/21, les théâtres rouvrent en appliquant des protocoles sanitaires adaptés et le public est présent. Malgré cette reprise, une entreprise sur deux serait alors menacée de fermeture dans les six mois. A partir du 14 septembre durant cinq nuits dans toute la France, plusieurs d’entre elles éclairent la façade de leurs bâtiments d’une lumière rouge pour alerter sur leur situation.
Le 17 octobre, un couvre-feu territorialisé est instauré de 21h à 6h. Lors de la préparation de cette mesure, la ministre de la Culture avait demandé au Premier ministre une prolongation d’une heure pour la fermeture des lieux culturels, ce qui fut refusé. Le 21 octobre, des professionnel(le)s des arts du spectacle organisent un concert de protestation sous les fenêtres du ministère de la Culture.
Le second confinement débute le 30 octobre. Les théâtres ferment à nouveau, un soir où je devais m’y rendre. C’est à cette période que j’écris une lettre ouverte à Ariane Ascaride, durant plusieurs nuits, dans le silence absolu du couvre-feu. Je lui dis tout mon amour du théâtre et la place essentielle qu’il occupe dans notre société.
Telle une bouteille lancée à la mer, je décide de l’adresser par mail à des dizaines de destinataires : des ami(e)s proches et perdu(e)s de vue, puis des structures culturelles et des médias, où je ne connais personne. Je reçois des réponses très fortes, puis un double coup de théâtre survient assez vite : le Club de Mediapart m’attribue un blog pour l’éditer, tandis que la revue Alternatives théâtrales décide de la publier sur son blog. Elle paraît ainsi le 23 novembre sous le titre "Lettre à Ariane Ascaride (au début du second confinement)".
En novembre également, à l’issue d’un point hebdomadaire du gouvernement, la ministre de la Culture mentionne la date du 7 janvier comme « clause de revoyure » au sujet de la fermeture des lieux culturels, ce qui est alors largement perçu comme une date de réouverture possible. Début décembre, elle indique qu’elle a été mal comprise et qu’aucune date ne peut encore être prévue.
La mobilisation se poursuit : plusieurs dizaines d’artistes, de théâtres, de représentants du théâtre et du cinéma, intentent un « référé liberté » auprès du Conseil d’État. Le 15 décembre, jour où le second confinement est terminé, des professionnel(le)s des arts du spectacle se rassemblent ou manifestent dans plusieurs villes pour réclamer la réouverture. Ce midi-là, place de la Bastille, durant les prises de paroles, je demande à pouvoir lire ma lettre ouverte à Ariane Ascaride, ou à ce que quiconque le fasse, ce qui est refusé. Le 16 décembre, le couvre-feu est étendu à tout le pays.
Le 23 décembre, le juge des référés du Conseil d’État rend sa décision : il ne suspend pas la fermeture des théâtres et des cinémas, en raison d’une situation sanitaire nouvellement dégradée et incertaine. Par ailleurs, le dispositif de l’année blanche arrive à son terme le 31 décembre, tandis qu’une réforme de l’assurance-chômage est prévue pour le 1er juillet.
La nuit de la Saint-Sylvestre, une rave party réunissant 2.500 personnes se tient à Lieuron, bravant les interdictions.
A partir du 16 janvier 2021, l’horaire de début du couvre-feu est ramené à 18h.
Le 17 février, le carnaval réunit 5.000 personnes à Fort-de-France, bravant les interdictions.
A partir du 4 mars 2021, des intermittent(e)s du spectacle et des salarié(e)s précaires de secteurs directement liés à l’activité culturelle occupent l’Odéon-Théâtre de l’Europe, avec pour revendication principale l’annulation de la réforme de l’assurance-chômage. Des « Agoras » se tiennent quotidiennement sur le parvis du théâtre et sont diffusées sur internet.
Cette occupation en engendre d’autres, où se tiennent également des assemblées quotidiennes en extérieur. Les revendications s’étendent très vite à la réouverture des théâtres, ainsi qu’à la prolongation de l’année blanche. Des photographies et des vidéos de ces occupations, appelant à l’extension de la mobilisation, circulent sur les réseaux sociaux. La presse nationale, ainsi que la presse régionale et la presse locale, rendent compte de la situation sur l’ensemble du pays.
Le 12 mars, une délégation mixte de Occupation Odéon prend la parole lors de la 46e cérémonie des César du cinéma, une soirée qui par ailleurs divise l’opinion. Le 21 mars, le carnaval réunit de 3.000 à 6.000 personnes à Marseille, bravant les interdictions.
Le 3 mars tandis que débute le troisième confinement, plus d’une centaine de théâtres sont occupés depuis quasiment un mois dans toute la France, en métropole ainsi qu’en outre-mer. Ce nombre continue à évoluer, tandis que dans d’autres théâtres des répétitions se poursuivent en prévision de la réouverture, fortement espérée et attendue.
Dans le prolongement de ces occupations, de multiples actions ont lieu jusqu’en mai dans l’espace public, partout en France.
Le 9 avril à Paris, une représentation théâtrale a lieu dans la vitrine d’un magasin désaffecté et sonorisé sur l’extérieur, devant une vingtaine de personnes se tenant debout dans la rue.
Le 16 avril à Figuerolles, une troupe joue durant 507 heures sans discontinuer dans la vitrine de son théâtre, tout en le diffusant sur internet.
Dans plusieurs villes, les rayons de supermarchés - commerces de première nécessité maintenus ouverts -, sont régulièrement investis : des groupes y dansent sur de la disco en tenues de carnaval, des interprètes y donnent des scènes du répertoire classique en costumes d’époque, des militant(e)s vêtu(e)s de gilets de couleurs variées y exposent leurs revendications avec des haut-parleurs. Des locaux de Pôle-Emploi ou du Trésor Public sont également investis sporadiquement. La liste de ces actions est fort longue.
C’est à cette période, du 15 mars au 7 avril, que j’écris sur ce mouvement d’occupations et sur les symboles dont on pavoise avec empressement l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Je m’applique à rendre compte de façon exhaustive de ce qu’il advient durant le premier mois, puis je reviens sur la longue histoire de ce théâtre, à travers sa relation aux évolutions sociales et politiques de notre société, tout en questionnant ces symboles. A l’aide de mes connaissances, de mes livres et des ressources consultables sur internet : confiné.
Le 7 avril, je l’édite sur Constant Regard, sous le titre "Soif de culture ou besoin de symboles ? (au début du second confinement)". Je m’étais dit que j’y publierai des critiques de spectacles, mais à cette époque les indicateurs épidémiologiques et la tension hospitalière sont encore très élevés : aucune date de réouverture n’est envisagée, les théâtres sont fermés depuis cinq mois.
Le 3 mai, le troisième confinement se termine. Le 19 mai, après six mois et demi de fermeture, les théâtres sont officiellement autorisés à rouvrir. Je suis de retour au théâtre dès ce soir-là, dans les jardins des Champs-Élysées.

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Le 24 mai, les occupant(e)s de l’Odéon-Théâtre de l’Europe quittent les lieux, tandis que le couvre-feu - repoussé à 21h le 19 mai, puis à 23h le 9 juin - est levé le 20 juin.
A mesure que le déconfinement se déploie et que l’été resplendit, il est alors successivement affirmé de façon publique, sans que personne n’y trouve à redire : que les débits de boisson sont « les lieux du lien social », que les restaurants sont « des lieux d’amour », que les dance floors sont « des lieux politiques » et que la compétition sportive est « la seule discipline permettant de partager des émotions collectives ». Alors que les lieux culturels ont été fermés durant neuf mois, aucun mot n’a été dit sur le caractère essentiel du théâtre et de la culture dans notre société.
Le 17 mars 2022, un an après le début du premier confinement, je réunis ces deux textes - Lettre à Ariane Ascaride (au début du second confinement) et Soif de culture ou besoin de symboles ? (durant l’occupation des théâtres) - sous le titre Ecrits confinés sur le théâtre. Je supprime l’édition en ligne de la lettre et à ma demande Alternatives théâtrales en suspend également la suspension de ma lettre, dans le souhait que puisse paraître ce recueil.
De mars à mai 2002, j'adresse Ecrits confinés sur le théâtre à trente éditeurs, telle une nouvelle bouteille lancée à la mer. Seuls douze d'entre eux me répondent, tous négativement.
Le 27 novembre 2022 je publie ce recueil sur Constant Regard, progressivement, en le fractionnant.
Joël Cramesnil