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Billet de blog 10 août 2024

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En Autriche, l'actualité profite à l'extrême droite

Le projet d'attentat terroriste contre les concerts de Taylor Swift a porté à son paroxysme la méfiance envers les musulmans, plus de 8% de la population autrichienne. Moins de deux mois avant les législatives, l'extrême droite a le vent en poupe, même si la majorité des « étrangers» s'intègre.

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Illustration 1
Prises par les caméras de surveillance de la gare de Meidling à Vienne, les photos des assaillants d'un groupe de Syriens, le 7 juillet dernier et diffusées le 4 août. L'un d'entre eux, d'origine turco-croate, s'est reconnu. © LPD (Direction de la police viennoise

Moins de huit semaines avant les élections législatives en Autriche, le 29 septembre, l’actualité sert le principal parti d’extrême droite, le FPÖ, numéro un dans les sondages – stable à 28% ces derniers mois, les récents événements ne pouvant qu'améliorer les intentions de vote.

Car la place des immigrés, jugés trop nombreux surtout s'ils sont musulmans, et censés profiter d’aides sociales, est l’un de ses thèmes porteurs. L’opinion est encore plus réceptive depuis quelques jours.

L’annulation en catastrophe pour risque d’attaque terroriste, ce mercredi 7 août, de trois concerts que devait donner dès le lendemain à Vienne la star américaine Taylor Swift, a consterné ses nombreux fans, parfois venus d’aussi loin que la Chine, les États-Unis ou l'Afrique du Sud.

180.000 personnes au moins étaient attendues, en majorité des jeunes filles qui ont eu comme seule consolation d’accrocher en guise d’offrande, dans le centre de la ville, leurs bracelets de perles multicolores après avoir chanté en chœur Cornelia, l’un des tubes de leur idole.

Mais grâce à des informations fournies entre autres par les services américains au renseignement militaire autrichien – dès la mi-juillet : pourquoi avoir tant tardé, la principale question que pose l'opposition -, la police venait d’arrêter à Ternitz, ancien bastion ouvrier proche de Vienne, Beran A., un ressortissant autrichien de 19 ans dont la famille musulmane est originaire de Macédoine du Nord (une partie de l’ex-Yougoslavie).

Illustration 2
Postée par lui, la photo de l'Autrichien qui projetait un attentat contre les fans de Taylor Swift à Vienne, telle qu'elle a été diffusée par les autorités autrichiennes. Son visage est flouté pour protéger son identité.

L'image martiale postée par ce barbu, qui aurait il y a peu juré fidélité à Daech, n'est guère rassurante. Les policiers ont découvert des explosifs liquides qu'il avait mélangés. D'après ses aveux (sur lesquels il est depuis revenu: il voulait seulement "être cool" et "expérimenter", déclare son avocate), il comptait se faire sauter jeudi ou vendredi, après avoir foncé avec sa voiture et tué à l'arme blanche le plus de gens possibles dans la foule des fans rassemblés à l'extérieur du stade où étaient programmés les concerts.

Affrontements sanglants dans l'espace public

Le suspect de 17 ans arrêté le même jour est un Autrichien d'origine turco-croate qui aurait participé le 7 juillet dernier à un sanglant traquenard contre des Syriens - dans l'arsenal des assaillants, un marteau, une matraque télescopique, des couteaux et des "poings américains". Sur les photos, on distingue comment deux d'entre eux avaient rembourré leurs épaules de manière à moins ressentir les coups. Mais le fait que ce Luka K. ait été embauché pour travailler à l'intérieur du stade, et qu'on ait trouvé chez lui des autocollants à la gloire du djihad, a conduit à l'annulation des concerts.

Une troisième personne, un Irakien de 18 ans, a été lui aussi arrêté, bien qu'il ait fréquenté Beran sans connaître son projet, affirme son avocat. Les souffrances des Palestiniens de Gaza, les images révoltantes qui en résultent, ont peut-être accéléré le processus de radicalisation de ce dernier - en quelques semaines à peine sur Internet.

Ce n’est pas la première fois qu'un terroriste est originaire, tel Beran, de la minorité albanaise musulmane de Macédoine du Nord. C’était déjà le cas lors de l’attentat perpétré le 2 novembre 2020 dans le 1er arrondissement de Vienne par un individu qui a tué dans la rue quatre personnes, avant d’être abattu par les forces spéciales. Celles-ci devaient se rencontrer le lendemain matin et ont donc été très vite à pied d'oeuvre.

En moins de quatre ans, deux terroristes originaires de Macédoine du Nord

M. Nehammer, alors ministre de l’intérieur, a en revanche donné l’impression d’être pris de court, alors que les services slovaques avaient signalé à leurs homologues autrichiens un récent achat d’armes et que le terroriste, qui avait voulu rejoindre Daech en Syrie, était sur une liste de gens potentiellement dangereux. Il s'était procuré un fusil d’assaut du type AK47.

Pour excuser leur incurie, les autorités autrichiennes avaient allégué la désorganisation du service de renseignement civil, le BVT, à la suite d’une razzia spectaculaire ordonnée par le ministre de l’intérieur (de fin 2017 au printemps 2019) du FPÖ, le redoutable Herbert Kickl. Il est probable qu’elle a été pilotée par les Russes.

Il est en tout cas intéressant que les « amis occidentaux » de l'Autriche aient partagé leurs informations avec des militaires : le volet civil a été affaibli pour longtemps par le scandale de son infiltration par des agents au service de Moscou (voir ici).

À la tête du FPÖ, et de longue date son idéologue en chef (il a conçu toutes les campagnes xénophobes du parti), M. Kickl se situe plus à droite que Marine Le Pen et apprécie l’AfD allemande, dont son homologue française veut au contraire se dissocier. Même si le FPÖ a constitué depuis les dernières élections européennes une fraction commune au RN et au "patriote" hongrois Viktor Orban.

"Islam=danger"

L’émotion suscitée par le projet d’attentat d'août 2024 va dans le sens du FPÖ en renforçant l’équation islam=danger. Le quotidien conservateur Die Presse souligne que les concerts n’ont pas été visés par hasard, les fans de Taylor Swift – et la chanteuse elle-même – incarnant une certaine liberté d’allure qu’exècrent les bigots.

Ce malaise profite à l’extrême droite. Les musulmans d’origine turque, arabe, perse, tchétchène ou afghane forment désormais environ 8% de la population dans un pays où le catholicisme fut extrêmement dominant il y a un demi-siècle, et où l’on est tenu de spécifier sa religion. En Allemagne l'impôt religieux est reversé par l'État, en Autriche on paie directement sa contribution aux communautés religieuses mais le ministère des finances leur communique des informations pour qu'elles puissent réclamer leur dû dès lors que des gens ont déclaré appartenir à telle religion. 

Selon Statistik Austria, un quart environ des quelque 9 millions d'Autrichiens sont nés à l'étranger ou ont un parent né à l'étranger, mais les groupes les plus importants numériquement restent les Allemands, les Roumains, les Serbes et les Croates - c'est-à-dire des gens de culture chrétienne ou, de plus en plus souvent, sans religion. Sans surprise, le sentiment d'appartenance à l'Autriche des immigrés augmente avec la durée de leur séjour: 78% après quinze ans.

Pourtant l'opinion se focalise sur ceux qui sont ressentis, à tort ou à raison, comme plus "problématiques", les musulmans. Le FPÖ lui-même prenant soin de dénoncer un "islam politique" qui refuse les lois européennes, démocratiques et égalitaires.  

La présence visible des musulmans dans certains quartiers - comme celui de Favoriten à Vienne - inquiète, dans un pays qui jusqu'à récemment n'avait que très peu de relations avec l'islam (même s'il a reconnu cette religion dès l'annexion de la Bosnie-Herzégovine, en 1912). La vague des "printemps arabes" de 2015 a marqué un tournant majeur et l'islam fait désormais partie de la réalité quotidienne sans bien des régions en Autriche.

Haro sur l'idéologie woke 

Avant le choc du 7 août, l'opinion se préoccupait des affrontements sanglants entre groupes de jeunes Tchétchènes, Afghans et Syriens, prompts à dégainer des couteaux. Très minoritaire, cette violence extrême est à la une des médias. C'est à une telle expédition qu'aurait participé le garçon d'origine turco-croate, si l'on en juge par les photos des caméras de surveillance où les assaillants étaient souvent vêtus en noir et avaient planifié sur Internet leur attaque concertée.

Tout cela c'est la faute aux Verts et à leur mentalité woke ! accuse le FPÖ. Les écologistes gouvernent actuellement l’Autriche au niveau fédéral avec les chrétiens-démocrates conservateurs de l’ÖVP, équivalent de la CSU bavaroise plus que de la CDU allemande.

Les Verts étaient crédités il y a peu de 9% dans les sondages – mais jusqu'à 14% jadis. Minoritaires, ils ont toutefois nommé parmi d'autres la ministre de la justice, la juriste Alma Zadic, bête noire de l’extrême droite. La coalition au pouvoir n’atteindrait plus la majorité au parlement: l’ÖVP (22%) espère grossir son score en tenant un langage dur, avec le supplément d'âme qu’est censé donner le christianisme.

La question qui sera tranchée cet automne est de savoir si la droite refera alliance, comme par deux fois depuis 2000, avec l'extrême droite.

Depuis fin juillet un autre thème avait surgi, élément central du discours du FPÖ et de ses alliés en Europe ou ailleurs : les étrangers profitent de notre système social pendant que nos compatriotes s’épuisent à la tâche.

Les étrangers "profiteurs"

Lié au puissant groupe Kronen Zeitung, le quotidien gratuit Heute a déniché à Vienne l’exemple véridique d’une famille syrienne - les parents plus leurs sept enfants - qui perçoit chaque mois 4 600 € d’aides sociales, allocation logement et revenu minimum (Mindestsicherung) compris. Dans la capitale en effet, les aides pour chaque enfant (312 €) ne sont ni plafonnées ni dégressives : elles se cumulent - il ne s'agit pas des allocations familiales normales, mais de populations particulièrement exposées qui n'ont pas le droit de travailler. De manière générale le système viennois d'aide aux réfugiés est plus généreux que dans d’autres Länder, un aspect, dénoncé par l'extrême droite, de la politique "clientéliste" du SPÖ. Lequel règne quasiment sans partage sur la capitale depuis la Seconde Guerre mondiale - en fait si l'on excepte les périodes austro-fasciste et nazie (1933-1938 puis 1938-1945), depuis 1920.

« 4 600 euros sans rien faire » a aussitôt cinglé Kickl sur Facebook. Bien qu’à Vienne seules 120 familles atteignent le chiffre de sept enfants et que, dans 11 cas parmi elles, les parents soient sans emploi, cette somme est ressentie comme une injustice flagrante par ceux qui travaillent sans avoir droit à de telles allocations.

Le très populaire tabloïd Kronen Zeitung en a remis une louche. Selon lui si l’on appliquait le programme du chef du parti social-démocrate SPÖ Andreas Babler – réputé de gauche et ancien maire de Traiskirchen en Basse-Autriche, le centre historique d’accueil de demandeurs d’asile -, notamment pour lutter contre la pauvreté des enfants, c’est 6 800 euros que cette famille toucherait chaque mois.

Le débat sur un salaire pour tous

Or, relève le quotidien de centre-gauche Der Standard, une récente étude de l'ONG OpenResearch, financée par l'entreprise OpenAI de Sam Altman, montre qu’une allocation publique mensuelle de l'ordre de 1 000 € par adulte, qui a été versée pendant trois ans sans condition de revenu à des milliers d'États-Uniens  - contre l'équivalent de 50 € pour le groupe de contrôle -, n'a pas découragé l'écrasante majorité d'entre eux de travailler. Seuls 2% des participants sont restés sans emploi. Ils ont seulement été plus exigeants quant à leur travail salarié et ont conservé plus de temps pour eux ou leur famille.

Une pétition signée par 170 000 Autrichiens a imposé il y a quelque temps un débat parlementaire au sujet du "salaire pour tous". L'ÖVP a plaidé contre, arguant que cela ferait monter le chômage, tandis que ses partenaires écologistes au gouvernement se montraient plus ouverts.

Le projet djihadiste contre les concerts de Taylor Swift a aussi relancé, à côté du thème éprouvé des "étrangers profiteurs", la discussion sur un contrôle plus étroit de Messenger, le réseau de communication cryptée, au moins en partie. Le FPÖ - évidemment il est aussi contre l'idée d'une somme allouée sans condition de revenu - s'y oppose, en droite ligne avec son refus de la vaccination anti-Covid qui lui a permis d'organiser des manifestations de masse.

Pour lui la liberté passe avant la sécurité. À condition de réduire le nombre d'étrangers à la culture européenne et de sévir sans pitié, au mépris des protections constitutionnelles, contre ceux qui ne respectent pas nos règles de vie en commun. 

Violence juvénile, allocations sociales, spectre d'un massacre : le FPÖ n’a guère besoin ces jours-ci de forcer sa rhétorique. Comme dans les années 1930, Vienne apparaît comme la capitale métissée de l’oisiveté, face à une Autriche blanche et laborieuse.

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