Ce billet était un commentaire, bien trop long, au billet de Claude Lelièvre : Langues régionales, un projet en suspens...
Je lui donne un développement personnel à la suite des extraits du livre de Jacques Julliard.
Les Gauches Françaises 1762 - 2012 : Histoire, politique et imaginaire.
Le chapitre "Le moment philosophique : le XVIII siècle" est particulièrement intéressant et important pour comprendre ce qui se joue au travers de cette Unité tant recherchée par la classe politique et tant décriée par les personnes moins centralisatrices, et peut-être moins angoissées face à l'inconnu. A lire certains passages, il est amusant de constater que nous ne sommes toujours pas sortis de ce type de fonctionnement.
Les extraits sont assez longs mais, pour donner une vue d'ensemble et donner, surtout, envie d'aller lire l'original, je n'ai pas pu faire autrement, et encore je n'ai pas mis tout ce que je voulais! Seules les personnes vraiment intéressées par ces thématiques pourront lire jusqu'au bout le billet, la seule chose que je puisse dire, c'est que ce que nous propose Jacques Julliard est réellement très intéressant.
Extraits du livre de Jacques Julliard, 2012, Flamarion
les Gauches françaises 1762 - 2012 : Histoire, politique et imaginaire,
de la page 97 à la page 115
Le Roy Ladurie estimait : « Le coup de génie de Calvin, c’est qu’il a inventé la gauche et le monde moderne […]. Au niveau français, il n’y a une gauche et une droite que depuis Calvin »…
L’anticléricalisme, anticatholicisme ou antipapisme, qui, jusqu’à une date récente, court comme un fil rouge tout au long de l’histoire pluriséculaire de la gauche française remonte à la révolution protestante (chez nous, calviniste) du XVI siècle … [qui fut] une première étape de la guerre idéologique franco-française ignorée jusqu’aux huguenots.
Ce protestantisme est ainsi accusé d’avoir déchiré le tissu de l’unité française, celui qu’avait produit l’alliance du catholicisme et de la monarchie.
D’un côté nous avons : … favorisant l’essor de l’individualisme et de la liberté de conscience, le protestantisme est à la base de la France moderne… L’opposition en France, poursuit intrépidement Balzac (dans son roman Catherine de Médicis (1842), a toujours été protestante, parce qu’elle n’a jamais eu que la négation pour politique … Le produit du libre arbitre, de la liberté religieuse et de la liberté publique… est la France d’aujourd’hui.
Ainsi, la démocratie moderne est fondée sur le débat à l’infini et paralyse la prise de position…. C’est le grand reproche adressé par les traditionalistes au suffrage universel… celui-ci n’est pas révolutionnaire, mais au contraire conservateur. Oui, mais il est paralysant… La démocratie est, dans son essence, diviseuse, quand les exigences de la politique requièrent l’unité.
… « Catherine et l’Eglise ont proclamé le principe salutaire des sociétés modernes una fides, unus dominus », c’est-à-dire l’unité politique fondée sur l’unité religieuse… 250 pages plus tard, en 1786, dans la partie « les deux rêves »… « La grande ombre de Catherine de Médicis… a entrepris de justifier son action. « J’ai condamné les Huguenots sans pitié, mais sans emportement … Reine d’Angleterre, j’eusse jugé de même les Catholiques, s’ils y eussent été séditieux. Pour que notre pouvoir eût quelque vie à cette époque, il fallait dans l’Etat un seul Dieu, une seule foi, un seul Maître. » Ce n’est donc pas la raison d’Eglise qui l’a déterminée, mais la raison d’Etat.
Balzac met en scène Robespierre et Marat dans un rêve et le premier dit parlant de Catherine de Médicis : « Je trouvai tout à coup en moi-même une partie de moi qui adoptait les doctrines atroces déduites par cette Italienne. » … Voilà la source de cette fameuse continuité administrative et politique entre l’Ancien Régime et la Révolution, celle-là même que décrit Tocqueville : l’unité ! l’unité du royaume ou de la nation, c’est tout un.
L’alliance traditionnelle du Trône et de l’Autel, gage de cette unité, aura donc son pendant sous le nouveau régime : ce sera la Constitution civile du clergé et plus tard… de l’Etre suprême. La face cachée du jacobinisme, c’était donc le catholicisme ! Jusqu’à une date récente – …[1969]… - la passion dévorante de tout pouvoir en France, celle devant laquelle toutes les convictions, toutes les factions, tous les intérêts sont sommés de plier le genou, de Paris aux Pyrénées, des Vosges à l’Atlantique, mais aussi du XVIe à nos jours… de l’extrême droite au gauchisme, c’est l’unité, c’est la robe sans couture d’une société politique bariolée ! Dévote ou athée, augustinienne, pélagienne, fidéiste ou libre-penseuse, possédante ou partageuse, royaliste ou communiste, la France s’est toujours pensée dans l’union de ses membres, dans son universalité, c’est-à-dire sa catholicité. Que resterait-il de la France si elle devenait une Allemagne de raccroc, une Amérique mimétique, un remords de la République helvétique ?
Vient ensuite Edgar Quinet, historien jadis célèbre de la Révolution, que François Furet et Claude Lefort sont venue tirer de l’oubli dans lequel il était tombé. Toute la question posée par ce livre controversé est de savoir si ces deux critiques ne sont pas contradictoires, et si le changement radical de religion, auquel il fait grief à la Révolution de n’avoir pas procédé, n’est pas porteur d’une Terreur en tous points comparable à celle qu’il reproche à la Montagne d’avoir pratiquée. Après une vive critique de la Profession de foi du vicaire savoyard, à cause de son insincérité et de son abstraction, Quinet affirme hautement le droit pour une assemblée souveraine de changer la religion, fût-ce en une nuit… Et que l’on n’évoque pas ici la liberté des cultes : elle ne peut être que le couronnement de l’édifice. Pas son fondement.
Il est, avouons-le, plaisant de voir le libéral Quinet reprocher au dictateur Robespierre… son esprit de tolérance… Dans les deux cas le regret est le même : celui que le travail n’ait point été achevé. Catherine regrette que l’on n’ait pas éradiqué le protestantisme ; Quinet que l’on n’ait pas éradiqué le catholicisme. La première ne conçoit l’unité que par l’extermination ; le second ne conçoit la liberté que par la dictature. Dans les deux cas, c’est un mauvais moment à passer…
… La Réforme, c’est avant tout le tête-à-tête de l’homme avec Dieu, c’est-à-dire l’individualisme moderne. Et la Révolution est la traduction politique de ce phénomène fondamental de la société occidentale…. Cette révolution qu’il [Guizot qui était protestant] définit comme « l’insurrection de l’esprit humain contre le pouvoir absolu dans l’ordre spirituel » a en somme inscrit dans l’ordre politique ce soulèvement spirituel qui est au cœur de la Réforme. Malheureusement, après le XVI siècle, la France n’a pas suivi le mouvement. D’où son retard en matière de liberté de l’esprit ; 1789 a été un « rattrapage », une sécularisation de la Réforme…
… Si c’est bien une forme épurée qui triomphe en 1789, notamment dans la Déclaration des droits, cette forme est celle que la Réforme lui a donnée : c’est l’esprit de libre examen, c’est le primat de la raison individuelle sur la tradition et sur l’autorité, en un mot, c’est l’individualisme moderne.
Oui, mais pas seul !... Il y a le principe unitaire dont il a été question plus haut. Celui qui fait de la nation, non une addition d’individus, mais un véritable corps social. Si les montagnards ont, contre l’avis des déchristianisateurs, renoncé à détruire l’Eglise catholique, ce n’est pas, comme l’affirme Edgar Quinet, par timidité. Ils ont montré dans d’autres domaines qu’ils savaient aller très loin. C’est que, comme plus tard Napoléon, ils se défient de la logique individualiste et conviennent que l’Eglise est tout de même un puissant ferment d’unité. La France est un pays cartésien, au sens que le mot a pris progressivement au cours des âges, c’est-à-dire le royaume de l’abstraction universaliste… Qu’en serait-il de la cohésion nationale si à cet universalisme abstrait était venu se surajouter le moralisme abstrait représenté par le protestantisme ? Il n’en resterait rien. Tel est bien le point de vue d’un chrétien robespierriste, ou d’un robespierriste chrétien, comme on voudra, tel Philippe Buchez… C’est un ennemi du libéralisme de 1789, dont il ne conserve que tout ce qui annonce 1793 : l’œuvre sociale, c’est-à-dire la protection des petits, la politique de salut public, le gouvernement des âmes… Il est au point de rencontre de deux traditions en partie contradictoires : celle qui rejette l’individualisme démocratique et celle qui se veut fidèle au jacobinisme robespierriste. A un tel exemple, on voit, dit encore celui-ci, combien l’héritage religieux de la Révolution française divise non seulement les hommes de l’Ancien Régime et ceux de la Révolution, non seulement la droite et la gauche, mais encore, à l’intérieur de celle-ci, les tenants de 1789 et ceux de 1793. On met ordinairement l’accent sur la différence entre les hommes de gauche modérés qui acceptent 89 et refusent 93 et ceux, plus radicaux, qui revendiquent l’un et l’autre. On oublie qu’il existe aussi un courant de pensée qui rejette 89 et accepte 93.
Faut-il donc, en grossissant le trait, opposer au 1789 libéral et d’inspiration protestante un 1793 jacobin conforme au communautarisme catholique ? Pas si simple. Le libéralisme protestant est une chose incontestable dans la mesure où il fut à l’origine un soulèvement contre le dogmatisme catholique. Il est assez courant d’être libéral dans l’opposition. La vraie pierre de touche est de le demeurer au pouvoir. Dans l’action de Calvin à Genève, on ne voit guère trace de cette tolérance qu’on impute à la tradition à laquelle il a donné naissance. Les mânes de Michel Servet sont encore là pour témoigner contre celui que Voltaire nomme « une âme atroce ». D’une manière générale ce dernier est aussi sévère contre les protestants que contre les catholiques. Quand il se pose la question des inspirateurs des Lumières dans les siècles précédents, il ne cite nullement la Réforme, mais bien les humanistes libéraux de l’époque qui la précède, celle des Valla, Erasme, Machiavel et Guichardin, des hommes antérieurs au grand schisme de la chrétienté moderne (Huqh Redwald Trevor-Roper, De la Réforme au lumières).
De quelle façon, demande H.R. Trevor-Roper… les société calvinistes ont-elles contribué à la philosophie des Lumières ? Mais en rompant avec le calvinisme, justement ! Evoquant les descendants de Calvin et de Bèze, Perkins en Angleterre, Rivetus en Suisse, Cotton Mather en Amérique, il se demande comment cette « collection de bigots intolérants, de garde-chiourmes étroits d’esprit, de défenseurs timides et de conservateurs de dogmes insoutenables, ennemis systématiques de toute idée nouvelle ou libérale, d’inquisiteurs et de chasseurs de sorcières » aurait pu donner naissance à la philosophie des Lumières. Impossible ! Sauf à évoquer les dissidents, les hérétiques de la foi nouvelle. De même que la Réforme est novatrice quand elle s’oppose à l’Eglise traditionnelle, de même, ce sont ses propres dissidents, d’esprit libéral, qui font avancer les idées philosophiques quand ils s’opposent aux sombres dogmes du calvinisme…
Quant à la trop fameuse thèse webérienne de l’ « ascétisme séculier » des calvinistes, elle ne serait recevable que si les calvinistes se comportaient effectivement en ascètes, ce qui est loin d’être le cas. Trevor-Roper n’a pas de peine à montrer que la plupart menaient une vie fastueuse qui ne les distinguait guère de leurs concurrents catholiques ou luthériens. Alors ? La vérité, selon l’historien anglais, c’est que le calvinisme, comme la plupart des autres confessions, n’est entreprenant et novateur que lorsqu’il s’exporte. Dans l’immigration calviniste, y compris celle que provoque hors de France la révocation de l’édit de Nantes, l’important est moins le calvinisme que l’immigration… : ce qui compte, ce qui est déterminant, c’est moins la confession que l’origine étrangère, qui oblige les nouveaux venus à innover sans cesse…
La conclusion de ce chapitre n’est pas à négliger, mais il faut la lire dans le livre.
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Voici ce que je souhaite ajouter de manière personnelle :
Sans avoir recours à l'explication chrétienne de ces phénomènes (voir le 1er commentaire qui y fait référence), j'ai découvert grâce à Jacques Julliard l'explication théologique de la Gauche française à la question que je me posais sur la réserve mentale dont parle Claude Lelièvre dans son billet, je préfère cette expression à celle de restriction mentale, il y a un autre sens derrière.
C'est le titre de la conclusion du chapitre "Le moment philosophique : XVIII siècle". Il existe une différence entre Gauche jésuite et Gauche janséniste. La deuxième a donné "la pédagogie de la défiance", je ne sais plus si c'est Claude Lelièvre qui utilise cette expression ou si c'est Jean Foucambert dans son livre "L'école de Jules Ferry, un mythe qui a la vie dure" ; la première aurait pu donner la pédagogie initiatrice !
Il existe cependant des enseignants qui utilisent cette dernière bien sûr, et qui savent donner du temps à leurs élèves mais la séparation des "disciplines" (le mot est parlant !) ne favorise pas un accompagnement sur la durée dans cette dynamique là mais laisse le goût d'une promesse.
J'ai pu le comprendre car j'ai été moi-même un "parent janséniste" avant de devenir un "parent jésuite" lorsque j'ai eu à vivre "mon épreuve" avec l'institution scolaire. Ce qui permet ce passage est un processus long et douloureux qui fait appel à nos racines fondamentales et à une très grande intégrité, ce qui explique la très grande rigueur, mais il débouche sur la révélation de nos principes premiers, l'absolu qui est le nôtre (il peut être commun, c'est ce que construit l'unité d'un pays, d'où son importance en France), et la gratitude qui advient à ce moment là. Un changement d'attitude est visible dans ces cas là.
Il en existe une autre possibilité, mais là n'est pas la question pour l'instant - (à lire éventuellement sur ce lien - http://blogs.mediapart.fr/blog/josiane-blanc/251012/une-mere-face-lecole-lautorite-les-abus-trouver-un-juste-equilibre - le phénomène du "hiatus").
Au cours de ma recherche, j'ai compris que chaque "famille culturelle" devenait la gardienne de ce qui l'avait fondée, les trois monothéismes sont dans cette dynamique là, voici un texte que j'ai écrit il y a un certain temps déjà - http://josiane.blanc.pagesperso-orange.fr/fichiers_pdf/trois_monotheismes.pdf -
L'Eglise protestante n'y échappe pas et protège cette intégrité, et la rigueur qui l'habite, elle lui a permis de s'émanciper de l'Eglise catholique aux temps de sa fusion avec l'Etat. L'Eglise catholique, plus ancienne, conserve en son sein ce "secret" que les jésuites protégeaient.
La vie étant ce qu'elle est, ceci est la théorie qui permet de penser en séparant une matière particulièrement complexe, mais Jacques Julliard dit aussi "mais pas que !"
Pour ce qui est de la "réserve mentale" définie par le Littré : "réserve qu'on fait d'une partie de ce que l'on pense pour tromper ceux à qui l'on parle", je pense aujourd'hui qu'il ne s'agit pas de "tromper" mais de la démarche du Maître dans l'initiation face à l'apprenti, il peut le guider, le stimuler, voire le provoquer, mais il ne peut pas lui dire où il doit aller, la "découverte" de ce chemin d'initiation se fait seul, d'où la solitude que l'on rencontre dans le système scolaire.
Voici donc un nouvel indice auquel Antoine Perraud me permet d'accéder grâce à son article sur José Maria Berzosa
- 01/02/2018 13:12
- Par Josiane Blanc
J'ai beaucoup apprécié votre article et écouté la plupart des liens vidéo, j'écouterai aussi les autres. Votre réflexion au sujet de l'éducation de cet homme chez les jésuites, m'a fait revenir à un billet que j'avais écrit il y a un certain temps (août 2015).
Il y a longtemps que je me pose la question de comprendre pourquoi et comment certains êtres, d'un temps pas si lointain que cela avaient ancré en eux une certaine intégrité et une certaine rigueur qui font que certaines situations ne peuvent pas être regardées comme "normales".
Cette question m'habitait déjà lorsque j'ai découvert le livre de Jacques Julliard. Il m'a permis d'avoir un début de compréhension grâce à la "réserve mentale" dont il parle (dernier paragraphe du billet), le billet et le 1er commentaire que j'ai écrit m'ont permis de poser quelques pistes de réflexions. Votre article en est une nouvelle.
Elles sont à mettre en miroir avec un certain tableau (page 4 de ce document) qui reprend le processus d'émancipation tel que je l'ai compris en 3 phases. J'en ai trouvé d'autres depuis mais je n'ai pas modifié mon document, j'ai fermé mon site.
Lorsque j'ai regardé les vidéos de JM Berzosa et sa manière de juxtaposer "un monde" qui est dans la croyance de répondre à un idéal et "un autre monde" qui souffre des effets de cette croyance pervertie, je me suis dit que "l'écart" pouvait correspondre à cette "réserve mentale" que celui qui sait peut, seul, observer, d'où ma remarque dans le dernier paragraphe évoqué :
"...la démarche du Maître dans l'initiation face à l'apprenti, il peut le guider, le stimuler, voire le provoquer, mais il ne peut pas lui dire où il doit aller, la "découverte" de ce chemin d'initiation se fait seul... "
et qu'il cherche à "transmettre" sans l'imposer. De par leur histoire les jésuites "savaient" cela, comment le transmettait-il ? Le lien qui m'a interpelée est ici : page 10 - L’humanisme des jésuites: les vertus des païens, les rits (ou rites) chinois, la lecture des philosophes païens, le péché philosophique