Dans les lycées publics, on vit nettement au-dessus de ses moyens : comme les « groupes de niveau » envisagés au collège ne sont pas financés, ce sont les lycées qui mettent la main à la poche. Dans certains établissements difficiles, cela n’est pas sans conséquences.
D'autant que la plupart des « dispositifs » (j’adore ce mot) de soutien, de tutorat ou simplement d’écoute des élèves ont été abandonnés : on ne prête qu’aux riches, mais on ne prend qu’aux pauvres. Exemple dans une grosse structure de la région Paca qui cumule les handicaps : cette année, il a été mis fin au module dit « aide à la motivation », au financement complexe (initialement porté par le Rectorat, ce dernier a changé d’avis en cours d’année, laissant des heures impayées, puis la Région l’a provisoirement repris avant de se retirer). Les heures de « remise à niveau », pour les élèves les plus faibles, n’existent plus qu’à dose homéopathique : pour avoir le droit d’aider les élèves, il faut signer le fameux « pacte », ce que l’écrasante majorité des enseignant-e-s se refuse pour l’instant à faire. Et même les infirmières (une pour 1500 élèves environ ici) ont jeté l’éponge. L’infirmerie, pourtant dernier sas avant la prise en charge psychologique à l’extérieur (un an d’attente en CMP, ou bien il faut payer un libéral) : la semaine dernière, une élève, au lourd dossier psychiatrique, a tenté de se défenestrer, avant de s’en prendre (heureusement sans gravité) au professeur qui tentait de l’en empêcher, et à deux élèves… qui filmaient sa tentative de suicide au lieu de chercher à la sauver. Elle est revenue en classe quatre jours plus tard.
Dans chaque classe, à peu près un élève sur six relève de « besoins éducatifs particuliers », ce qui peut aller de la dyslexie banale à l’autisme, en passant par mille « handicaps » divers, cognitifs ou comportementaux, ou les deux. Sans parler des troubles du caractère. Faute de « moyens humains » (les AESH, jadis AVS, ces personnes sous-payées et sous-formées chargées d’accompagner les élèves à « projet particulier »), on leur donne un ordinateur. Dans des classes surchargées, c’est souvent peine perdue. Rappelons que, selon la dernière enquête Pisa, « un élève français sur deux se plaint du bruit et du désordre en cours ». Ce sera sans doute mieux à 36. Dans une classe de Terminale, je dois jongler entre ma bipolaire qui se taillade le bras dès qu’on lui confisque son téléphone, quatre dépressifs lourds, un autiste, et plusieurs phobiques qui refusent absolument de préparer le Grand Oral par terreur de la prise de parole. Cette année, la classe est, miraculeusement, à faible effectif (24) : l’an prochain, on fera une seule classe avec deux (comment ? je l’ignore) : il faut bien financer le collège élitaire qu’on nous promet. Les conflits dans les établissements scolaires ont doublé en cinq ans[1] ? Plus personne ne veut devenir prof ? Il existe des solutions, bien sûr.
Ne plus jamais laisser un.e collègue seul.e
Alors, je voudrais donner quelques petits conseils à celles et ceux qui s’inquiètent. Adhérent à une compagnie d’assurances performante dans le milieu professoral, je viens de recevoir un mail intitulé : « Enseignants, vous n’êtes pas seuls ». Je pense à mes 5 collègues démissionnaires (sur un seul établissement, c’est beaucoup) et à tous ceux-celles qui sont passé-e-s par la case « burn-out » ou « quiet quitting ». « Pas le moral ? Besoin de conseils pour gérer une classe difficile ou remotiver un élève ? Nous mettons à votre disposition des solutions gratuites ». Enfin, gratuites. Disons, moyennant quelques données, vous êtes mis-e en contact avec une plate-forme… privée (en partenariat avec l’assureur en question). « EtreProf », c’est simple, et sympa : une équipe d’enseignant-e-s « décontracté-e-s », « collaboratifs », bien sûr (Uber l’est aussi), mais, tout de même, « ambitieux ». Alors, « ce projet est donc soutenu par des fondations mécènes mais aussi par vous, enseignant·e·s abonné·e·s qui nous donnez votre confiance et soutien ». Comme tant d’autres « acteurs socialement innovants » (sic), cette plate-forme tiptop, juste faite pour toi, vient combler opportunément les lacunes du service public. « Nous nous sommes donnés comme ambition de ne plus jamais laisser un·e collègue seul·e en détresse ». On se croirait dans Le Père Noël est une ordure. L’équipe d’EtreProf ? Des enseignants « passionnés ». Devenus « mentors » : « mentorat », c’est mieux pour l’égalité des chances que « coaching ». Moins spin doctor, et plus Maître Yoda. Du coup, ça mentore pas mal sur le site : « gérer ma classe », « faire progresser mes élèves », « ma vie de prof » (pourquoi pas « ma crème minceur » ?), « gérer les besoins spécifiques » (il s’agit des handicapé-e-s dont on parlait plus haut), etc. Une vraie alternative à l’Inspé, l’institut de formation des profs, mais davantage feelgood. Des mots-clés ? « bienveillance », « partage », « entraide ». D’ailleurs, toi aussi, tu peux devenir mentor : il suffit de cliquer. Ca aussi, c’est gratuit.
Alors, concrètement, c’est plein de petites trouvailles, mais attention ! Comme dans les contes de fée, il en faut toujours « 3 » (comme les petits cochons) ou « 4 » (les quatre filles et le roi »). Quand même pas les sept nains, cela deviendrait fastidieux. On peut éventuellement « gérer les frustrations des élèves en 5 étapes », mais ça c’est pour le niveau avancé. Sinon, eh bien, voici « 3 astuces pour dompter l’agitation de la classe », par exemple : « parler le moins possible pour que les élèves soient plus attentifs ». Bon sang, mais oui ! C’est « scientifique », puisque validé par la « pédagogie positive » et la communication non violente. Comment faire pour « réduire le bruit dans ma classe » ? Par exemple, « faire l'expérience du silence ». Un vrai challenge pour sortir de ta zone de confort. Mais comme ce n’est peut-être pas suffisamment « scientifique », « construire un baromètre du bruit en classe » pourrait être utile. C’est comme pour le réchauffement climatique : on ne fait rien, mais on mesure. Ou bien, plus « développement perso » : un « temps de respiration », toujours très utile (surtout avec les rugbymen de séries techno), et ensuite on peut se faire passer « le ballon de la gentillesse » (sic), en le donnant à son voisin (sa voisine) avec un petit mot gentil. Tu m’étonnes que les collègues se sentent moins seul-e-s.
Ce réseau dont on ne peut dire le nom
Il faut remonter aux cellules souches. Au départ, sur les fonds baptismaux de EtreProf, l’association EcolHuma, pétrie de valeurs, comme son nom l’indique, et aussi émargeant à de nombreux râteliers, publics (quatre académies, la DGEE, excusez du peu ! et un secrétariat de Matignon) et privés (près d’une trentaine de mécènes). Ce montage habile, certes, permet de « porter des rêves », mais aussi quelques « réalités » : ce qu’on appelle « l’impact ». Et l’impact, on n’en manque pas. Il doit d’ailleurs être quantifié, sinon fini le mécénat, et les subventions. « 75% des enseignants se sentent moins seuls après avoir suivi un programme EtreProf ». Voilà des chiffres précis, quand on a déjà bien du mal à savoir le nombre exact d’enseignant-e-s en France. « Notre démarche d’évaluation est rigoureuse », clame EcolHuma-EtreProf ; elle émane d’un cabinet privé, donc fiable ; par ailleurs l’association (entreprise ? non, mieux vaut « association » pour rester rassurant) s’est dotée d’un « comité scientifique indépendant » composé, notamment, d’une cheffe de projet à l’OCDE, c’est dire. Il faut bien évaluer. Moyennant quoi, on a accès, décidément, à toutes sortes de « baromètres ».
Car EcolHuma ne s’en tient pas là. Elle publie une foule d’« enquêtes » et de « baromètres », forcément toujours « scientifiques », si on vous le dit. L’insistance sur la rigueur et le sérieux, constamment réaffirmés, paraît louche ? C’est-à-dire que, plus on remonte le fil, et plus on se rend compte à quel point EcolHuma est un gros poisson. Avant, l’association s’appelait SynLab… et prétendait, déjà en 2019, rassembler « plus d’un enseignant sur trois ». Etrange que personne, dans les salles des profs, n’en ait entendu parler… Cette entité à la Voldemort, dont on ne sait plus trop de quel nom l’appeler, a encore d’autres antennes : non contente de s’occuper des enseignants (un sur trois donc, à leur insu ?) et des élèves, elle s’adresse aussi aux « personnels d’encadrement », par le biais de sa plate-forme Manag’Educ. Combien de plates-formes ? Le vertige nous gagne : qui échappera, dans le monde de l’éducation, aux filets d’EcolHuma[2] ? Comme Voldemort, EcolHuma projette des Horcruxes de tous les côtés, histoire d’atteindre à l’immortalité : par exemple, pour les établissements professionnels, « Voies d’avenir » (qui s’inspire, bien entendu, de recherches « scientifiques » sur les « soft skills », ces normes comportementales censées garantir l’employabilité et « favoriser l’intégration ». Je ne suis pas sûr d’avoir repéré tous les Horcruxes.
Il est vrai qu’il y a du beau linge dans le « réseau de chercheurs » qui patronne l’Observatoire de feu SynLab, dont des gens qui ne sont pas du tout des chercheurs d’ailleurs : la médiatrice de l’Education Nationale, Catherine Becchetti-Bizot (militante du numérique éducatif), la directrice de l’Onisep (par définition aussi très « numérique »), un chef de bureau de la Dgesco (pas vraiment un temple de la recherche)… Ce qui les réunit ? L’amour du numérique, qui, on le sait, est « perçu majoritairement comme une opportunité », pédagogique certes, mais aussi, ça tombe bien, entrepreneuriale et financière. La cofondatrice de SynLab, Florence Rizzo, élue « femme d’exception » par le magazine Forbes, tiens donc, en 2023, est une abonnée à toutes les initiatives de promotion du numérique. Ancienne de l’Essec (y a-t-elle connu Jean-Michel Blanquer, à l’époque où celui-ci en était le directeur général ?), comme l’un des fondateurs d’Article 1, autre géant de l’e-tech[3], elle revendique l’ « entrepreneuriat social ». Il s’agit, ne l’oublions pas, de « mieux vivre ensemble » et de « porter des rêves »… dans une approche « entre pairs » (entre soi ?) Comme l’indique Florence Rizzo, il s’agit cependant d’être « réactif », quand les dispositifs officiels de formation arrivent « souvent 12 à 18 mois après ». Plus « agile » que le service public ? En tout cas plus virtuel : c’est tellement moins coûteux, des ressources en ligne.
Vous avez dit « social » ?
Sur le papier, c’est épatant : aux mots « social » (voire, « social et solidaire » ou encore, plus moderne, « collaboratif »), censés garantir les intentions chaleureuses de ce genre de dispositifs et rassurer l’électorat de gauche, on accole d’autres mots, plus entrepreneuriaux, censés, eux, rassurer les marchés : « programme », « score », « mesure d’impact » et surtout, « investisseurs ». Des « acteurs socialement innovants », donc, qui proposent des « solutions alternatives » aux actions étatiques, jugées lourdes et coûteuses. L’idée est assez simple : obtenir des levées de fonds de la part de fondations privées et de « fonds de dotation », dans un montage complexe, qui permet, entre autres, à l’Etat (qui met tout de même la main à la poche) de se désengager partiellement, et donc de présenter des comptes publics moins déficitaires. Chômage, intégration des immigrés, prison… et bien sûr éducation sont autant de terrains d’application naturels de ce mode opératoire, désormais fort répandu[4].
Mais ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le diagnostic, c’est aussi la décision politique, et EcolHuma ne s’en cache pas : l’objectif, c’est « d’aider les décideurs à faire des choix éclairés en matière de politiques éducatives[5] ». D’où, peut-être, la présence de certains officiels en partenariat, ou dans l’Observatoire ? L’argent public pourrait être employé à réduire le nombre d’élèves par classe ou à développer l’accompagnement « in real life » : mais le mentorat en ligne effectué par des bénévoles est bien moins coûteux. Comme à Article 1, où ils sont « formés en 11 mn chrono » (bon, un peu plus si on veut visionner tous les tutos, mais on peut les laisser tourner en jouant à Fortnite). Pour construire le monde de demain et le vivre-ensemble, enfin, ensemble derrière un écran. Surtout, on aura appris à « identifier le besoin derrière l'émotion pour imaginer sortir de ce qui peut nous bloquer ». Je vais en parler à l’élève qui a essayé de se jeter par la fenêtre et aux deux collègues sous protection policière.
[1] https://www.education.gouv.fr/rapport-2021-de-la-mediatrice-de-l-education-nationale-et-de-l-enseignement-superieur-342235
[2] De même, le cofondateur d’Article 1 a pu déclarer : « Notre ambition est de décupler notre impact en accompagnant non plus 10 000 mais plus de 100 000 jeunes »
[3]https://blogs.mediapart.fr/julien-carpe/blog/080323/l-uber-education-ou-la-revanche-des-girafes#_ftnref4.
[4]Voir https://blogs.mediapart.fr/collectif-des-associations-citoyennes/blog/130124/le-vrai-visage-des-contrats-impact-social. Ashoka, par exemple, où Florence Rizzo a fait ses premières armes, est un réseau mondial d'entrepreneurs sociaux, critiqué par certains pour sa porosité avec les logiques du monde de l’entreprise et du patronat.
[5] https://ecolhuma.fr/observatoire/#presentation-observatoire.