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Billet de blog 15 février 2025

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Le « coup de coude » neurolibéral : pourquoi l'IA peut résoudre mes problèmes

Scène devenue banale, du parent dépassé ou du conjoint trompé : on demande à ChatGPT ce qu’il faut faire. Avant 2022, on allait voir un coach ou un « thérapeute cognitivo-comportemental » : c’était la même chose, mais ça coûtait plus cher. Mais de quoi ce que nous nommons « cognitif » ou « neuro » est-il le nom ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Rien ne semble pouvoir résister à l’emprise du rouleau compresseur neurocognitif, tant ce « jeu de langage » est inscrit dans les usages les plus courants et fait désormais corps avec nos précompréhensions les plus intimes et les plus ancrées de nous-mêmes. On pense cerveau, on pense biais cognitif.

Il est très surprenant que l’histoire de ce champ scientifique soit aussi mal connue. Alors qu’il est devenu aujourd’hui impossible de parler de l’esprit humain, ou de toute activité humaine, sans se référer aux « biais cognitifs » et à l’imagerie cérébrale, rares sont ceux qui connaissent la genèse de cette approche. Il faut remonter à l’immédiat après-guerre, et aux travaux d’Herbert Simon sur la prise de décision dans les organisations, pour comprendre ce basculement des sciences sociales et de la psychologie dans des modèles mathématiques issus des sciences « dures ».

Simon recevra le prix Nobel d'économie en 1978, pour avoir forgé le modèle de l’« homo adaptativus », cet acteur à la rationalité certes « limitée », imparfait et sujet à l’erreur, mais capable pour autant d’améliorer sa cognition et ses comportements grâce à des modèles internes rectifiés : déjà le biais cognitif et son redressement. L’apport inestimable de Simon sera de prendre en compte, davantage que ses prédécesseurs, les failles dans la rationalité : à la différence de la théorie classique du « choix rationnel » forgée par les économistes selon une vision idéalisée de l’agent parfaitement informé et capable d’optimiser ses décisions. La psychologie cognitive moderne naît d’un souci économique, forgée par des économistes en vue d’applications à l’économie. Comme l’écrit G.A. Miller en 1969 : « Nous devons utiliser la psychologie pour donner aux gens les compétences qui satisferont leur soif de devenir plus efficaces »1.

Cette approche stratégique et utilitariste vise à satisfaire également « les besoins du marché » en valorisant l’intelligence et la motivation en tant qu’elles favorisent la productivité2. Comme le rappelle magistralement Alain Ehrenberg, c’est la conception de l’individu autonome et efficace qui se met en place à ce moment-là, au carrefour de plusieurs sciences sociales et (des débuts de) l’informatique car, et c’est loin d’être anodin, Simon est aussi, et pas par hasard, un des précurseurs de l’intelligence artificielle !

Dès les années 50 il utilise l’ordinateur non seulement comme outil mais comme modèle, en pensant que l’ intelligence artificielle fournit les clés pour comprendre la pensée humaine. Il sera d’ailleurs récompensé en 1975 par le prix Turing.

Quand un psychologue reçoit le Nobel d’économie

Au début des années 2000, cette voie féconde est approfondie par plusieurs psychologues et économistes (la distinction, déjà un peu floue chez Simon, devient difficile à faire : Kahneman, pourtant psychologue, sera gratifié du prix Nobel d’économie en 2002!). Il s’agit désormais d’un champ à part entière : l’économie comportementale. L’idée est toujours la même : étudier les comportements irrationnels, qu’on appelle désormais des « biais », pour les rectifier par une stratégie adéquate, en rationalisant et optimisant les comportements et les cognitions. Kahneman et Tversky connaissent un succès planétaire avec la « théorie des perspectives » qui apparaît comme une sorte d’updating du modèle de l’homo oeconomicus.

Non seulement il est question de redresser les biais, mais de plus en plus une autre musique se fait entendre : ceux qui maîtrisent l’existence et le mécanisme des biais cognitifs ne sont-ils pas en mesure de les exploiter, non pour les corriger, mais au contraire pour mieux influencer les choix individuels et collectifs ?

La palme de ce point de vue revient à un autre couple de chercheurs, Thaler et Sunstein, qui en 2008 préconisent l’usage du « nudge » ou « coup de coude »3, autrement dit une façon habile de modeler les réactions sans en avoir l’air. Concept fascinant de la part d’économistes libertariens qui se refusent à toute forme de régulation, particulièrement étatique, au nom de la sacro-sainte autonomie individuelle, mais ne rechignent pas à aider un peu les individus à être libres de la meilleure façon… les fameuses « bonnes pratiques » si courantes aujourd’hui.

De la « neuro-économie » au « neuro-marketing »

Reste à articuler cette idéologie de l’individualisme méthodologique, aux forts accents entrepreneuriaux, celle d’une personnalité souple et adaptable (on dirait aujourd’hui « agile »), avec la biologie du cerveau, encore balbutiante. Il faudra attendre le XXIe siècle pour que cela se concrétise avec la « neuro-économie » qui se développe en lien direct avec les travaux de Kahneman et Thaler, entre autres.

La psychologie se trouve annexée par l’économie comportementale, d’une part, les neurosciences, de l’autre : il ne s’agit plus de s’intéresser au psychisme, mais à la « cognition », aux « modèles internes » et aux « programmes », les individus étant réputés agir selon des mécanismes systémiques (les systèmes 1 et 2 de Kahneman et Tversky). Il faut bien pouvoir modéliser la pensée humaine pour la faire entrer dans les cadres qui intéressent l’économie : prendre en compte l’irrationalité, oui jusqu’à un certain point, mais à condition qu’elle soit réductible à des formules mathématiques, et visible à l’IRM.

Les compétences attendues (construire des anticipations rationnelles, prendre des décisions stratégiques, organiser son activité, s’adapter), que l’on appelle « fonctions exécutives », sont localisées dans le cortex préfrontal. Mais elles s’appuient aussi sur des émotions, de la mémoire, qui elles concernent plutôt le système limbique, et notamment le lobe temporal.

Ce sont les régions qu’il faudra viser si l’on souhaite produire des comportements, de consommation en particulier : c’est tout l’objet du « neuromarketing » où les réseaux sociaux, on le sait, sont passés maîtres. Les neurobiologistes sont donc priés de construire une cartographie du cerveau conforme aux attentes des théoriciens du choix et des perspectives ; la psychologie cognitive en fournira la lecture dans le langage courant. Un langage, notons-le, entièrement artificiel et repensé en adéquation avec la double exigence des économistes, d’un côté, et des biologistes, de l’autre.

Plus question de « conflits psychiques », d’« ambivalence » ou autres « introspections » du monde d’avant : dans le monde neuro-libéral, il n’y a que du « sentiment d’auto-efficacité », ou au contraire d’« impuissance apprise », et des « troubles » solubles dans la « motivation » et le « renforcement de l’auto-estime » en vue de la « performance ».

La psychologie, servante de la nouvelle théologie neurocognitive

Car il n’est pas question de laisser les mots au hasard : ceux qui seront utilisés devront pouvoir servir d’idiome commun afin de faire dialoguer les différentes disciplines, neurologie, économie, et psychologie, sans parler de l’informatique, qui va jouer un rôle central puisqu’elle sera à la fois l’outil et le modèle de l’intelligence. Qui peut aujourd’hui prononcer le mot « intelligence » sans associer aussitôt l’adjectif « artificielle » ?

Or cette centralité de l’IA est loin d’être l’effet d’un concours de circonstances, ou d’une trouvaille technologique. Comme le démontre Alain Ehrenberg dont nous suivons ici le cheminement, les recherches en IA sont le fruit de cette idéologie de l’individu efficient qui découlent des travaux en économie comportementale : c’est l’aboutissement de décennies de travaux sur la cognition qui répondent aux besoins d’un homme « adaptatif », lui-même issu de la culture anglo-saxonne de l’entrepreneur indépendant4.

Qu’est-ce que l’intelligence ? On apprend aujourd’hui en faculté de psychologie qu’il s’agit d’une « capacité stratégique de résolution de problèmes adaptée au calcul préalable d'objectifs, et permettant au module agent d'atteindre une optimisation du niveau de performance à l'état final par comparaison à l'état initial ».

Cette définition convient aussi bien aux économistes (ce sont eux qui ont un besoin vital d’intelligence), aux neurologues (qui la situent, pour faire vite, dans un ensemble de boucles du néocortex avec les circuits limbiques) et bien entendu aux informaticiens, pour qui elle constitue le socle de base. La psychologie n’est plus « ancilla theologiae », servante de la théologie, comme on disait de la philosophie au Moyen-Age, elle est la « lingua franca » de cette curieuse concaténation qu’on appelle parfois « convergence neuro-bio-informatique », la servante de cette nouvelle théologie séculière.

Et, quelques décennies plus tard, ce vocabulaire s’est répandu dans le langage le plus quotidien : chacun parle aujourd’hui de « biais cognitifs », de « compétences stratégiques » et « motivationnelles », et va voir un coach « cognitivo-comportemental » pour « résoudre ses problèmes ».

Or les mots nous façonnent : quand le langage est colonisé par les discours dominants, les comportements suivent, et les représentations du monde, ce qui est le plus important, sont transformées. On arrive, performativement, à réaliser l’homo oeconomicus. Du moins le croit-on.

Le transhumanisme français et le nudge pédagogique

Et si l’homme n’était pas à la hauteur de cet idéal ? Dans un livre d’entretiens7, Yann Le Cun, spécialiste mondialement connu du deep learning travaillant pour Meta, et Stanislas Dehaene, directeur du laboratoire Neurospin et titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, militent, très pédagogiquement, pour dédiaboliser l’intelligence artificielle générale ou « forte » qui est l’objectif ultime de leurs travaux.

Comme le dit Dehaene dans un autre entretien, « notre smartphone n’est pas conscient mais on pourrait ajouter une couche de logiciel qui lui permette de partager les informations, de réfléchir, d’avoir une forme de méta-cognition, de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas »5. Pas vraiment « conscient » donc, mais tout comme… Assez pour faire illusion ?

Franchir une « nouvelle étape de l’évolution », ce que d’aucuns outre-Atlantique appelleraient transhumanisme, c’est permettre aux handicapés de compenser leur handicap, aux sourds d’entendre, aux boîteux de marcher. La rhétorique qui réfère systématiquement au pathos de la compassion envers les faibles est un argument imparable pour faire taire les critiques : quoi, vous n’aimez pas les handicapés ? Des institutions dédiées à la culture technoscientifique comme le Futuroscope (« Vous aussi, vous voudrez un robot comme ami »), ou le Quai des savoirs à Toulouse, s’efforcent d’acclimater ce type d’idées avec tous les outils de la communication (issus précisément de la psychologie cognitive) .

Dès 2018, l’exposition « Humain Demain » présentait au public des situations de robotique avancée en leur demandant de se positionner pour ou contre. Si l’on répond « contre », l’interface nous suggère un petit « nudge » : « avez-vous pensé aux avancées pour le handicap ? » Si l'on persiste: "êtes-vous sûr d'avoir bien réfléchi? Pas de remords?" Et, pour chaque « projet » (encore un mot neurolibéral) : « vous pouvez soutenir ce projet… »

Plutôt que de présenter les choses de manière frontale, en abusant du terme « transhumanisme » (dont on sait qu’il a encore bien mauvaise presse en Europe), on a recours au principe de réalité : « cela existe déjà ». Elon Musk et ses épigones européens ont compris que la meilleure stratégie pour optimiser leur business, c’était de changer le vocabulaire (comme dans 1984) et d’avancer sans attendre. Le principe de la Blitzkrieg reste un axiome de base pour conquérir les marchés, y compris le « marché cognitif »6.

Le robot tueur, idéal-type de l’intelligence ?

Et ce n’est pas qu’une métaphore. Quel serait le meilleur exemple de cette définition de l’intelligence neuronale ? On pourrait chercher du côté des applications militaires, toujours en pointe quand il s’agit d’expérimenter les technologies nouvelles. L’IA est utilisée depuis longtemps par l’armée, notamment pour les drones tueurs, tout le débat (en France du moins) étant de savoir si on laisse le drone décider de lui-même ou si quelqu’un (sous-entendu, quelqu’un d’humain) doit encore appuyer sur un bouton, bien mince garde-fou.

Est-ce qu’il y aura encore un "humain, demain" pour « valider » la proposition de la machine ? Dans tous les cas, ces fameuses armes autonomes (LAW en américain, ça ne s’invente pas, pour « lethal autonomous weapon »), qui avaient naguère fait l’objet d’une pétition de la part des acteurs eux-mêmes les plus impliqués, disposent bien des trois « modules » de l’intelligence identifiés notamment par Yann Le Cun.

Ces robots tueurs apparaissent comme l’incarnation même de l’intelligence au sens neuro-cognitivo-libéral : identifier les objectifs, se donner les moyens, accomplir la tâche pour satisfaire l’objectif stratégique8. Problem : solved.

1G.A. Miller, « Psychology as a means of promoting human welfare », American Psychologist, 1969, 24 (12), p. 1073, cit. in Ehrenberg, A. La Mécanique des Passions, Odile Jacob 2018, p. 112.

2Ehrenberg, A. La Mécanique des Passions, Odile Jacob 2018, chapitre 2

3 Sunstein, C., Thaler, R., Nudge - La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Yale, Yale University Press, 2008, tr. fr. H. Richard, Vuibert, 2022. Thaler a lui aussi reçu le prix Nobel d’économie.

4Ehrenberg fait remonter cette anthropologie à l’empirisme écossais du XVIIIe siècle et à sa conception, socialement et culturellement située, d’une mécanique spontanée des passions en contexte marchand. Le XIXe la nommera « utilitarisme ».

5S. Dehaene, H. Lau, S. Kouider, « What is consciousness, and could machines have it? », Science, 27 Oct 2017

Vol 358, Issue 6362, pp. 486-492, https://www.science.org/doi/10.1126/science.aan8871

6L’expression a été popularisée par Gérald Bronner, « neuro-sociologue », qui, s’il se montre critique envers les « écrans », reste fidèle à la croyance au marché, censé résoudre les problèmes.

7 Yann Le Cun, Stanislas Dehaene et Jacques Girardon, La plus belle histoire de l’intelligence : une nouvelle étape de l’évolution, Paris, Laffont, 2018.

8Ce qui correspond aux trois « modules » identifiés notamment par Yann Le Cun dans La plus belle histoire de l’intelligence : une nouvelle étape de l’évolution »

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