Cadre actuel du soin
L’hôpital public actuel est devenu au fur et à mesure des dernières réformes un hôpital-entreprise en prise avec une bureaucratie omniprésente et omnisciente et avec pour ligne de mire la mise en place d’un nouveau management public issu de l’entreprise privée.
Dans ce cadre, le soin en vient à être pensé, organisé et réalisé en épousant un certain nombre de normes dictées par des impératifs de rentabilité et de bureaucratie.
A titre d’exemple, voici une liste non exhaustive mais illustrative :
• Tarification à l’activité (T2A) : obligeant les soignants à « traquer » les pathologies « rentables » économiquement pour l’hôpital et à réduire au possible la durée du séjour pour coller à la norme : une pathologie = une durée moyenne de séjour définie de manière standardisée, sans tenir compte des spécificités du patient ;
• Bureaucratisation : 30 % des postes sont des administratifs, inflation des normes bureaucratiques ;
• Corollaire de la bureaucratisation : « bullshitisation » des métiers (Graeber) (1).
• Exemple de bullshitisation : démarche qualité issue de l’industrie, orientant le soin vers autant d’indicateurs à remplir, indicateurs établis par toute une hiérarchie bureaucratique déconnectée du terrain ;
• Pénurie de soignants par désaffection de l’hôpital (milliers de postes d'infirmiers vacants, 30 % de postes de praticiens hospitaliers non pourvus...)
• Pénurie de moyens (masques, blouses…) ;
• Budget entre les mains de la direction, omnipotente.
Quand le cadre vole en éclats, une fenêtre sur le soin autrement
La pandémie de Covid-19, malgré son rôle révélateur qui a permis de montrer à la France entière l’état calamiteux actuel de l’hôpital public et le nombre de morts, a été l’occasion durant la première vague d’expérimenter par endroits comment soigner autrement.
A mesure que les patients affluaient, il a fallu s’adapter et bouleverser l’ordre établi sous peine d’être submergés par des malades atteints d’une affection grave que l’on ne connaissait pas. En premier lieu, afin de réagir rapidement dans ce degré d’urgence et efficacement, les soignants ont pris la main sur les opérations. L’administration s’est placée en retrait, comme partenaire et non comme décideur. Les soignants se sont donc organisés spontanément, collectivement pour faire ce à quoi ils sont destinés et formés : soigner.
J’insiste sur tous les termes de cette phrase :
- organisation par les soignants et non par l’administration ;
- spontanément et donc en dehors du cadre bureaucratique chronophage habituel ;
- collectivement et donc avec un collectif de soin, une équipe unie et déterminée ;
- soigner et seulement soigner et non plus répondre à des normes bureaucratiques, passer son temps à effectuer des tâches dignes des pires « jobs à la con », passer son temps en réunions inutiles…
En second lieu, le carcan managérial et budgétaire habituel a craqué pour laisser libre cours au soin et donner les moyens humains et matériels de le réaliser (dans la mesure des maigres stocks disponibles). Ceci met en évidence très clairement l’inutilité ou à tout le moins l’absence d’efficacité de l’administration, pourtant pléthorique et en pleine inflation, quand il s’agit de soigner correctement les gens.
Cela montre aussi l’inanité des discours austéritaires entraînant des règles budgétaires strictes et, contrairement à ce que le Président de la République, quelques mois avant la pandémie, a répondu à une soignante témoignant du manque de moyens dans son hôpital, que l’argent magique existe bel et bien.
Durant cette parenthèse difficile sur le plan humain, voilà à quoi a pu bien ressembler soigner autrement. Mais le retour à l’anormal à la première accalmie de la pandémie a été rapide et douloureux entraînant avec l’épuisement de beaucoup de soignants, leur départ des services.
Quelques propositions pour penser autrement le soin à l’hôpital public
Soigner autrement est une question bien complexe et constitue un vaste programme. Elle renvoie nécessairement à qu’est-ce que bien soigner, sujet d’une réflexion actuelle que nous menons avec différents collectifs (2, 3) par une vaste enquête sociale de long terme.
Cependant, de manière empirique, si l’on tire les leçons de la première vague de la pandémie de Covid-19 à l’hôpital, nous pouvons retenir que certaines conditions sont nécessaires pour soigner autrement et redonner du sens au métier de soignant.
Nous l’avons vu, le carcan bureaucratique levé permet de se focaliser sur le soin et dégage du temps pour mieux écouter, accueillir et soutenir les patients et leurs proches. Il faut donc réduire drastiquement toutes les tâches inutiles et chronophages bureaucratiques réalisées par les soignants et édictées par des experts hors-sol. La profusion de ces tâches a la fâcheuse tendance de réduire le soignant à un « cocheur de case » pour reprendre la typologie des « jobs à la con » de Graeber. Elle encadre et dirige le soin au quotidien et permet de justifier l’inflation des postes administratifs à l’hôpital, autant de postes finalement futiles à convertir en nombre de soignants.
Également, la contrainte budgétaire et la transformation de l’hôpital en entreprise par la course au profit (via la T2A) et la chasse aux économies de bouts de chandelle doivent cesser. L’hôpital, comme tout service public, n’a pas vocation à être rentable. La T2A n’est pas un modèle de financement du soin qui répond aux enjeux des maladies chroniques prises en charge à l’hôpital ni au vieillissement de la population. Depuis des années, d’autres voix se font entendre sur ce sujet et proposent des modèles alternatifs tenant compte de l’évolution des profils des patients (4-6). Desserrer la contrainte budgétaire, c’est libérer le soin.
De plus, la gouvernance actuelle où la vision stratégique de l’hôpital, les grandes décisions, le choix des affectations des fonds se font sous la férule de la direction qui privilégiera d’orienter le budget et financera les projets sur des critères comptables et sans connaissance du soin. Pendant la première vague, la direction s’est mise en retrait et en support, il suffit de continuer dans cette direction. Les propositions récentes, voir la circulaire Claris, tentent de redonner du poids aux médecins dans cette gouvernance mais quid des autres soignants qui n’ont toujours pas voix au chapitre, considérés comme de simples exécutants ?
Enfin, et c’est l’expérience humaine la plus intéressante de cette pandémie à sa phase initiale, redonner du sens au soin passe par la reconstitution du collectif du soin. Des équipes unies, dévouées, auto coordonnées localement ont permis de faire face au défi que représentait cette première vague et ont redonné du sens au soin. C’est ce collectif qui a été détruit au sein de l’hôpital. Il est également à reconstruire entre l’hôpital et les soins primaires. Les expériences locales de partenariat entre soins primaires et hôpital ont montré quelle formidable synergie existe sur le terrain, habituellement occultée et empêchée par des guerres de chapelles et le sentiment de ne pas appartenir au même monde (public vs libéral) alors que tous œuvrent finalement au service public de santé.
Voici donc finalement quelques pistes empiriques éprouvées pouvant permettre de penser le soin autrement, de finalement panser le soin.
Références :
1. David Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens Qui Libèrent, 2018
3. https://ateliersrefondationhopitalpublic.org/
4. André Grimaldi, Didier Tabuteau, François Bourdillon, Frédéric Pierru, Olivier Lyon-Caen, Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, Odile Jacob 2011
5. André Grimaldi, Frédéric Pierru, Santé : urgence, Odile Jacob 2020