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Billet de blog 4 décembre 2017

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Jeunes en 2017 (46) : Estelle

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie des jeunes en 2017. Aujourd'hui, Estelle fait des rêves d'avenir.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

Elle avait tiré les rideaux et faisait semblant de dormir quand la neige est tombée. Estelle s'en veut d'avoir raté l'averse de flocons mousseux qu'elle aurait aimé regarder voleter au dessus des toits plongés dans la nuit et se poser sur les voitures, sur le terrain de basket, sur les tombes du cimetière couvertes ce matin d'une même couette blanche. À vingt-deux heures, sa mère la croyait endormie dans le noir de la chambre, mais elle regardait sur son téléphone, les écouteurs enfoncés dans les oreilles, un épisode d'une émission de téléréalité qu'elle adore. Sur le petit écran de l'appareil, loin de l'hiver, de la cité en rénovation, du lycée morose, et du cimetière où repose son cousin mort du cancer à un âge qu'elle dépassera bientôt, les candidats à l'accent du sud ont le corps bronzé et parfait du bonheur.

On ne peut plus délirer sur ces bêtises, lui a lancé Louison, sa copine depuis le collège, on est trop vieilles maintenant. Le soleil, la plage, la mer bleue, les muscles tatoués des garçons, les cheveux lissés des filles et leur gloss pailleté, leurs décolletés, tout ce clinquant a dit Louison, je ne le supporte plus, il me dégoûte. Estelle est déçue. C'est ensemble qu'elles voulaient devenir des stars, et voilà que Louison la lâche à cause d'un mec qui ne la rend même pas heureuse. Estelle sera célèbre, mais seule.

Elle se regarde longuement dans le miroir de sa chambre. Sa mère a été belle aussi mais elle ne la reconnaît qu'à peine sur les photos de famille dont les couleurs ont tourné. Les longues jambes fines, la jupe noire à mi-cuisses, la veste cintrée et cette coupe courte qui lui donnait l'allure d'un garçon décidé : comment imaginer que vingt-cinq ans plus tard elle deviendrait une petite femme divorcée, un peu boulote, dont on voit les racines déjà blanchies des cheveux teints? Tu exagères lui a répondu Louison, ta maman a un très joli sourire. Elle voulait être une vedette, pas employée de mairie. Estelle réussira à sa place, elle vengera sa mère des défaites de la vie.

Une célébrité ne vieillit pas. Le mois prochain, elle fêtera avec son anniversaire la liberté de participer aux castings sans autorisation parentale. Pour être repérée, il lui faut se trouver un style, une personnalité, une allure un peu décalée mais pas trop. Il lui faut s'inventer une histoire, une origine exotique, un destin spécial sans extraordinaire. Se distinguer mais ne pas faire peur. Elle enfile un collant noir, démaillé par endroits : on voit sa peau blanche et lisse apparaître dans les trous. Un short pied-de-poules, un top moulant. Elle va geler, mais elle s'en fiche. Elle glisse ses pieds dans des bottines fourrées pour marcher dans la neige et attrape le plaid qui traîne sur le canapé, s'y enveloppe les épaules comme une réfugiée. Maquillée, coiffée en mode dépeignée, elle est parfaite, exactement comme sur les photos de street looks qu'elle consulte sur les sites de mode. Estelle espère en secret qu'un chasseur de tendance la remarquera dans la rue.

Il fait très froid dehors, à huit heures. Le jour s'est levé. On entend les rires des enfants de tous âges qui ramassent sur les pare-brises, à mains nues, la matière blanche à moitié fondue, en font des boules glacées, dégoulinantes, qu'ils se jettent en criant. Estelle se serre dans le plaid qui la couvre mal et marche à grands pas vers le lycée, sans sourire, le regard figé devant comme le font les filles sur les podium de la fashion week. Elle se sent belle, et forte malgré les fêlures tout au fond d'elle ou peut-être se dit Estelle que ce sont ces blessures qui me rendent plus fortes, la maladie qui a pris mon cousin, le départ de papa, les renoncements de maman, et Louison. La joie forcée de Louison ne dissimule pas plus la violence subie que la neige sur sa tombe la mort de mon cousin. Estelle est d'humeur à casser la baraque. Elle défile dans le quartier, le menton en avant, prête à tout pour ça change, pour enfin partir.

 Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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