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Quand elle rentre, Karim, à moitié assoupi devant la télé, ne râle plus. Elle ferme la porte doucement et n'ose pas le regarder tout de suite, elle ne se jette pas dans ses bras comme avant. Les rideaux du deux-pièces sont tirés sur la nuit, le repas a refroidi, la table semble mise pour deux convives fantômes. Élodie passe d'abord dans la chambre, retire ses escarpins dont les talons lui font si mal au dos et son tailleur, noir selon le dress code du Centre de conférences, qu'elle a dû payer avant même de toucher sa première indemnité. Ce n'est que pieds nus et revêtue de sa plus jolie robe colorée qu'elle vient enfin se lover sur les genoux de Karim. Il ronchonne qu'elle exagère, qu'il est dix heures encore une fois, qu'elle se laisse exploiter.
Après trois mois de stage, Élodie comprend qu'elle aurait dû, dès le départ, poser des limites. Mais il est trop tard : les chefs savent qu'elle n'arrive pas à dire non et qu'elle est aussi capable de traiter les dossiers qu'une des meilleures salariées. Élodie promet à Karim d'arrêter à la fin de ce mois. Elle a maintenant suffisamment d'expérience professionnelle pour un poste en CDI avec un salaire intéressant. Ce stage au Centre de conférences, c'était pour ajouter une ligne à son CV qui lui ouvrira des portes, elle en est sûre. Karim connaît trop bien le chômage mais n'ose pas la détromper : au Pôle Emploi les stages ne sont considérés que comme une formation, sans plus. Ta mère me demande si tu es toujours vivante, lui dit-il, je lui réponds quoi? Élodie grimace : je l'appelle demain.
C'est en dégustant des lasagnes réchauffées qu’Élodie, le regard pétillant, raconte à Karim : la cheffe l'a reçue dans son bureau ce matin, elle l'a félicitée de réussir à assumer à la fois le boulot de la stagiaire et celui d'une salariée - une bosseuse comme elle, il y en a peu! En reconnaissance, la cheffe lui donne deux jours de congé pour le week-end du 11 novembre. Ils pourront aller embrasser les parents de Karim qui vivent en région parisienne. Karim retient sa colère, il hausse les épaules : ils payent une diplômée en compliments, ça ne leur coûte pas cher. Deux jours de congés contre une double casquette à cinq cents euros par mois et combien d'heures supplémentaires non rémunérées?
Elle murmure : tu n'es jamais content. Élodie baisse le front. Les responsables ne l'ont pas forcée à travailler tard. Elle est passionnée, veut montrer sa motivation, sa détermination à réussir, son mental de guerrière, sa conscience professionnelle. Pourtant, la croisant encore dans le Centre de Conférences deux heures après la fin de son service, sa cheffe ne lui a jamais dit de partir. Elle ne lui a jamais demandé non plus d'emporter des dossiers à finir le dimanche, ni d'utiliser son propre ordinateur portable quand celui du bureau est tombé en panne, ni de répondre à des mails à quatre heures du matin. Elle l'a juste remerciée de l'avoir fait. Élodie ne regrette rien, elle a appris plein de trucs, elle a joué le jeu : au début de la vie professionnelle, il faut en passer par là. Mais elle ne se sent pas grandie pour autant et elle attend avec impatience de se retrouver un peu, de retendre les fils qui l'attachent si fort à Karim avant qu'ils ne se dénouent, de prendre des nouvelles de sa famille et de ses amies qu'elle ne voit plus. Karim aime Élodie. Il admire son courage, mais il ne peut s'empêcher de lui en vouloir un peu : elle le délaisse et elle occupe pour une poignée d'euros un poste qui devrait revenir à un salarié dûment payé. Il songe aux mois passés devant son téléphone qui ne sonnait pas, devant sa boîte mail désespérément vide de réponse à ses candidatures. Il lui sourit et serre doucement sa main : moi aussi j'en ai bavé avant de te connaître.
Le week-end du 11 novembre, ils n'iront pas voir les parents de Karim en banlieue parisienne. Ils s'échapperont dans ce petit hôtel de montagne qu'ils aiment tant. Élodie espère qu'elle parviendra à décrocher, à oublier les trois dossiers très urgents que la cheffe lui a confiés ce matin.
Dessin Béatrice Boubé
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