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Pas de drapeaux rouges. Sur la place de la mairie, les tréteaux sont montés, la scène est prête pour la fête. Du tricolore sur les fanions et les bannières et pas de drapeaux rouges. Rouge est aussi la couleur de la honte. Mais le maire de Montreuil ne connaît pas la honte. Ni l'empathie. Depuis quatorze mois qu'il a fait expulser treize familles roms de leurs habitations du boulevard de la Boissière, il laisse les enfants et leurs parents vivre à la rue. Naître et grandir à la rue, en France, au vingt-et-unième siècle : c'est le sort des familles roms de Montreuil.
Il fait frisquet le soir, la nuit et le matin quand on "habite" dans des carcasses de voitures rafistolées au gros scotch. Des vitres manquent et l'air s'engouffre dans l'habitacle qu'on calfeutre avec ce qu'on trouve pour donner un aspect le plus douillet possible à ce qui, pour personne, ne peut être considéré raisonnablement comme une maison.
Une petite est née lundi, en pleine forme. À l’hôpital, ils voulaient bien les garder un jour de plus, la maman fatiguée et son bébé. Un jour de plus, en attendant que. En attendant quoi? Le 115 est surchargé et la vie en hôtel ne convient pas à une famille. La maman était pressée de retrouver les siens, ses autres petites l'attendaient impatiemment, elle est sortie. Une voiture qui ne roule pas tient lieu à l'enfant de toute première maison : sa crèche. Il faut le voir pour le croire, en France, à Montreuil et au vingt-et-unième siècle. Les assistantes sociales savent bien que ça n'est pas un cas unique.
89, rue Pierre de Montreuil. Du nom d'un architecte médiéval de Notre-Dame de Paris. C'est l'adresse d'un terrain du côté des murs à pêches. Un terrain propre et relativement spacieux, avec l'accès à l'eau et à l'électricité, situé à 250 mètres de la rue où sont alignées les carcasses de voitures. Un terrain qu'il serait aisé d'aménager pour accueillir des caravanes ou des préfabriqués ou ces cabanes si bien conçues qu'aiment à imaginer les architectes modernes : d'ailleurs l'une de ces habitations écolo, abandonnée après un salon de l'économie sociale et solidaire, s'abîme depuis des mois, inutilisée, devant l'entrée du terrain. Un terrain parfaitement logeable, à l'écart du centre, tranquille, où les familles pourraient s'installer et passer l'hiver. Trois migrants virés d'un squat en plein mois de janvier y avaient trouvé refuge, sous des tentes. Ils en ont été expulsés. Pourtant ici, il y a de la place pour les trois migrants et les treize familles roms. Mais le maire de Montreuil veut y organiser de temps en temps des fêtes de quartier conviviales à quarante-quatre mille euros selon le panneau d'information. Tout sauf les Roms. Alors, il a décidé de laisser le terrain vide, et il l'a placé sous la surveillance d'un garde et de ses chiens.
Depuis quatorze mois, on nous dit qu'il n'y a pas de solution pour les familles à Montreuil, et qu'elles doivent partir. Mais il y a un terrain logeable, qui ne sert à rien, à quelques mètres du cimetière. Je le dis ici pour que nul n'en ignore.
A. à cinq ans. Elle va pour la première fois à l'école. A. deviendra peut-être médecin ou professeure ou avocate et députée. A. ne sera peut-être Rien. Quand on est petite fille, jeune écolière, on a un lit au chaud sous un toit, une commode pour ranger ses vêtements, ses livres et ses jouets. Mais A. n'a rien de tout ça. Pas de lit, pas d'armoire, pas de douche chaude, pas de table où prendre son petit déjeuner. Elle n'habite pas même un bidonville. Avec ses parents et son frère, elle vit dans une voiture à deux-cent-cinquante mètres d'un terrain logeable gardé par des chiens.
Huit heures le matin. On tire A. de sous un amas de couvertures, on l'habille, elle tremblote de fatigue et de froid, sa maman fait la toilette en prenant l'eau d'un jerrycan, c'est glacial. Il y a les autres enfants aussi, tôt réveillés pour l'école, pour le collège. Ils se préparent courageusement sur le trottoir, dans l'humidité. Ils deviendront peut-être écrivains, pilotes d'avion, artisans, chefs d'entreprise. I., qui n'est pas rancunier, veut être policier. Ou peut-être rien. C'est une question de mérite et d'effort, n'est-ce pas? Grandir, apprendre, développer ses talents, dans une voiture, à deux-cent-cinquante mètres d'un terrain logeable gardé par des chiens.
Ce soir, c'est la fête. Soyons libres, dansons! ordonne l'affichage municipal. À Montreuil la liberté aussi est un ordre. Drapeaux, bannières et fanions sont de sortie pour commémorer la libération de la ville. Avant le bal, il y aura des discours en l'honneur des anciens qui se sont dressés contre la barbarie nazie, au prix souvent de leur vie, il y aura des mots pour évoquer le souvenir des déportés Juifs et peut-être même des Tsiganes, des homosexuels, et sûrement des Résistants. L'année dernière, il faisait beau. Cent tracts dressés par les habitants sous le nez de leur maire lui rappelaient les familles roms qu'il laisse à la rue.
Aujourd'hui, devant tant de cynisme et d'hypocrisie, j'espère au moins qu'il pleuvra.