
Pluie torrentielle sur Montreuil. Le ciel, toute la nuit du 10, était zébré d'éclairs, mais le tonnerre n'effraie pas les cœurs les plus endurcis : ceux des braves gens à l'abri, qui dorment, eux, quand des enfants tremblent dans les voitures qui leur tiennent lieu de maison. « Ils disent tous ça au cimetière », me dit Luminitsa en rigolant, « allez, on rentre à la maison ! » Un alignement de bagnoles qui ne roulent même plus, des carcasses aménagées pour pouvoir s'y allonger, le père, la mère, les enfants entassés dans des carrosseries rafistolées qui prennent l'eau. Non, ce ne sont vraiment pas des maisons, même avec un camping-gaz installé côté cuisine, le long du caniveau.
L'orage est parti mais tout est humide, les matelas, les couvertures, les réchauds. Les platanes ont perdu leur écorce qui s'est répandue partout avec le vent. On ramasse les lambeaux d'écorce et les feuilles tombées, les objets dispersés : il faut que la boue du trottoir paraisse bien nette pour satisfaire à la demande de la dame de la mairie qui tient beaucoup à ce que tout reste propre le long du cimetière. Finalement, que des enfants dorment dehors depuis près d'un an, sans toilettes, sans sanitaires, qu'ils vivent dans le froid, le chaud, la pluie, la crasse, à en perdre la santé, angoissés à en perdre jusqu'au dernier de leurs cheveux, ce n'est pas si grave pourvu que le trottoir soit clean.
À la PMI (centre de protection maternelle et infantile) où deux enfants seront dûment vaccinés, l’assistante qui nous accueille s'étonne. Oui, cette maman, ce papa, ça fait si longtemps qu'ils sont en France qu'ils ne se souviennent plus de la date de leur arrivée : leurs deux enfants sont nés en France, le petit dernier à Montreuil. Alors, dit-elle, s'ils sont ici depuis une dizaine d'années comment ça se fait qu'ils soient pas mieux... (elle cherche le mot)... « intégrés » ? Intégrés, dans le langage d'aujourd'hui, signifie avoir un logement et suffisamment de revenus pour ne pas le perdre. Je me souviens qu'il y a quelques années, on disait « exclus ». Autrefois, les personnes sans abri étaient exclues, de nos jours elles ne sont pas intégrées, glissement lexical qui permet de rejeter la faute de l’injustice sociale sur les victimes elles-même, du moins de laver de toute responsabilité une société qui ne produit plus d'exclus.
Cet étonnement, je le partage, nous sommes nombreux à le partager : comment se fait-il que dans notre pays des enfants puissent grandir sans ne jamais connaître la sécurité qu'offre un logement correct, soient maintenus dans la crainte permanente que le pauvre abri qui leur sert de « maison » leur soit brutalement retiré, que la police débarque un matin pour foutre toute la famille dehors, et qu'il faille retrouver la vie à la rue ? Yasmine a cinq ans et sursaute dès qu'elle entend une sirène, il faut la rassurer : ne t'inquiète pas, Yasmine, c'est juste une ambulance. Étonnement et colère. Contrairement à ce qu'on tente de nous faire croire, nous savons que nous sommes nombreux à ne pas accepter le traitement que réserve ce pays aux Roms. Alors, comment se fait-il que nous ne parvenions pas à renverser le rapport de force ? À exiger des décisions politiques qui rompent le cercle vicieux des bidonvilles et des expulsions, cette boucle infernale qui maintient les familles dans la misère ?
Trois semaines après l'envoi d'une lettre ouverte au maire de Montreuil, pas de réponse. Nous lui demandons, encore une fois, de faire cesser cette situation intolérable : ces familles à la rue depuis bientôt un an. Expulsées en juillet 2016 de leurs habitations qui gênaient la réalisation d'un vaste projet immobilier sur la ZAC Boissière-Acacia, elles n'ont toujours pas été relogées. Pas de réponse. Un terrain seulement, avec posé dessus quelques préfabriqués, l'eau courante et l'électricité, le temps d'accomplir les démarches « d'insertion » et, enfin, rompre le cercle maudit de la reproduction de la misère. Pas de réponse.
Et tandis que les enfants roms perdent leurs cheveux, leurs dents et leur sourire le long du cimetière, tout va bien dans la commune de gauche si soucieuse de mixité sociale, d'écologie et de participation des habitants à la vie de leur ville. L'établissement public territorial Est Ensemble Grand Paris, co-administré par des élus montreuillois, fait un appel à "manifestation d'intérêt pour l'animation de cinq friches", dont deux sur Montreuil. Voici un beau projet tout trouvé : reloger sur l'une de ces friches les treize familles roms qui ont été jetées à la rue pour permettre à Est Ensemble d'urbaniser la ZAC Boissière-Acacia. Ah !, mais c'est qu'il faut satisfaire aux thèmes imposés : "l'économie circulaire, l'agriculture urbaine, le bien être, la culture ou le sport". Loger les sans abri, c'est comme l'action sociale : plus du tout à la mode.