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Les filles n'ont pas trouvé trois places ensemble, dans le bus qui se remplit à chaque arrêt. Hermeline s'est assise derrière. Elle entend ses copines parler de la rentrée, vanner les profs, et se tourne vers la fenêtre : une pluie fine, collante, coule sur l'autre face des vitres embuées. On n'y voit rien ce matin. Tant mieux. Hermeline déteste ces immeubles blanchâtres plantés autour d'un terrain de basket grillagé, qui annoncent le collège. Elle baisse les yeux : les garçons se sont entassés dans le couloir et l'observent. Elle sait que c'est d'elle qu'ils ricanent en cachant à peine leurs moqueries derrière leur carnet de liaison.
Soudain, elle interpelle Sonia qui critique son beau-père. "Moi, mon beau-père me dégoûte", lance Hermeline d'une voix forte qui traverse le bus. Les filles rient. Oui, Hermeline déteste ce Marocain que sa mère a rencontré en sortant du travail, parce qu'ils faisaient une partie du trajet à la même heure et que peu à peu ils se sont mis à se raconter leur vie. Tout en lui la dégoûte : son corps d'homme mûr un peu bedonnant, son odeur, ses manies, ses blagues nulles et ses conseils de manger des légumes qu'elle rejette en se bouchant les oreilles et en hurlant qu'il n'est pas son père. Hermeline est en colère. Il est hors de question que l'autre vienne habiter chez elle! Elle frisonne, en imaginant les affaires de son beau-père traîner dans l'appartement, son linge sale mélangé au sien, et sa mère faisant l'amour avec lui derrière la porte de la chambre. Elle hallucine les mains de son beau-père, ses lèvres grasses sur les seins de sa mère. Alors, Hermeline mange pour ne pas vomir.
Elle mange tout le temps, sinon c'est l'angoisse du vide. Elle a bourré son sac à dos de biscuits et de chips ; pendant les cours, elle y glisse les doigts et grignote au fond de la classe pour se calmer. C'est quand elle pense à son beau-père que la faim l'envahit le plus. Ça fait un trou énorme, creusé dans son ventre ; elle avale du sucré pour adoucir le mal.
Cette année Hermeline est dans la classe de Tely. Il est Noir, il est grand, il est mince, il ne se laisse humilier par personne. Les soirs où elle a du courage, Hermeline se regarde dans le miroir fixé au mur de sa chambre. Nue. Mais vite, Hermeline enfile un large tee-shirt et va siffler sous la couette une dernière canette avant de s'endormir. Ce corps qu'elle regarde avec peur dans la glace, ça ne peut pas être le sien, il y a un malentendu : il ne lui correspond pas du tout. Sa mère a raison de l'appeler Bouboule même si ce n'est pas gentil. C'est pour son bien, pour lui faire prendre conscience. Quand elle descend du bus, sa poitrine rebondit sur son ventre.
Vendredi, Tely a répondu au prof de maths. Une répartie cinglante qui a fait rire tout le monde, surtout Hermeline. Mais Tely l'a pointée du doigt et a dit : "regardez, une vache qui rit!" Les rires ont redoublés. Hermeline a eu envie de se jeter sur lui et de le frapper à coups de poings pour qu'il saigne, mais elle a rigolé avec les autres jusqu'à ce que Tely sorte de la classe, encore viré. Hermeline garde sa tristesse bien enfouie sous sa peau. Elle ne pourra jamais plaire à Tely, ni à son beau-père, elle ne plaît pas même à sa mère. Sur son visage bouffi se dessine plus durement chaque jour la moue disgracieuse du dégoût. Elle voudrait disparaître, engloutie dans les replis de sa chair comme dans les profondeurs de la terre.
Dessin de Béatrice Boubé

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