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Les autres courent, s'attrapent, grimpent, sautent, crient, rigolent, se font des croches pieds, jouent à chat, à la marelle, à la corde à sauter, font le cochon pendu, rampent, se roulent dans le sable, se balancent comme des fous, se disputent, imaginent des histoires, moi je serais et toi tu serais puis s'enfuient en riant, mais Simon et Lilou s'assoient sur un banc. C'est un vieux banc public, fait de fonte contournée et de longues planches de bois peintes en vert, deux pour l'assise, une en guise de dossier. Quand il se cale au fond, les chaussures de Simon se balancent dans le vide au bout de ses petites jambes fines. Lilou regarde autour d'elle les autres enfants s'amuser, et les feuilles de platanes roussies qui tapissent le sol sous les arbres. Elle baille, elle est fatiguée. Leur mère travaille aujourd'hui; Eva, une amie, les garde. C'est encore les vacances, il fait beau, alors Eva qui n'a qu'un tout petit appartement les a amenés au square. Vous ne voulez pas jouer? Non, pas tout de suite répond Simon. Qu'il est pâle cet enfant, se dit Eva.
Elle s'assoit avec eux sur le banc. Le vent détache les dernières feuilles de platanes et, à travers les ramures dénudées, on aperçoit les façades des beaux immeubles, leur pierre dorée par la lumière du soleil. La vitre d'une fenêtre ouverte lance des éclairs éblouissants. Vous n'avez pas froid? Non, pas trop, répond Lilou, il est quelle heure? Les autres enfants quittent peu à peu le square, les adultes les ont rappelés pour rentrer déjeuner. Qu'est-ce que vous avez mangé hier ? demande l'amie. Lilou hausse les épaules. Simon se lance dans le récit d'un banquet de rêve fait de pâtés fondants, de crevettes, de poulet rôti, de petits légumes, frites croustillantes, gâteaux à la crème et au chocolat, glaces et aussi... des cerises! Des cerises en automne, tu es sûr? s'étonne Eva. Simon hausse les épaules. Bon, j'ai apporté des sandwiches, vous avez faim? Ils sont d'accord pour manger tout de suite.
Simon et Lilou déplient soigneusement le papier d'aluminium qui protège leur sandwich. Ils portent le pain beurré, garni de jambon et d'une tranche de fromage à leur bouche et croquent une toute petite bouchée. Vous aimez ça? Oui. Lilou et Simon mangent leur sandwich à toutes petites bouchées, avec des gestes lents. Les yeux dans le vague, très concentrés, ils se taisent et mâchent. Ça dure longtemps, se dit l'amie. Des pigeons se sont rassemblés sous le banc, ils patientent autour des pieds ballants de Simon, en laissant l'empreinte griffue de leurs pattes dans le sable. Mais aucune miette ne leur revient : Lilou et Simon sont très méticuleux.
Eva les regarde manger et demande si Maman a beaucoup travaillé ce mois-ci. Lilou réfléchit. Pas beaucoup, deux ou trois jours seulement. Simon a terminé : il soupire en faisant une boule argentée avec le papier d'alu. L'amie annonce qu'elle a aussi apporté des chips et des compotes et qu'on ira acheter des biscuits pour le goûter ou autre chose s'ils préfèrent. Simon sourit. Lilou se détend, elle est moins fatiguée. La sœur et le frère grignotent les chips un peu plus vite, mais Simon déclare que cette maman n'est pas sa maman : elle ne joue pas avec eux en riant comme la vraie, cette maman-là s'énerve trop vite et leur tient de longs discours sérieux sur les économies en attendant que ça aille mieux. C'est pas sa faute, c'est à cause du chômage, rétorque Lilou.
Simon saute sur ses pieds et fait fuir les pigeons. Les joues roses, il part explorer le square. Lilou reste avec Eva sur le banc, elle explique : Simon ne comprend pas la situation, c'est encore un enfant.
Dessin de Béatrice Boubé

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