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Ils sont cinq, serrés dans la twingo de Vladimir. C'est peu, mais ils vont essayer. À l'approche de l'aéroport, ils se taisent : on entend le tic-tac du clignotant et les essuies-glace grincer sur le pare-brise. Ciel bâché, mais les nuages épais ont beau pleurer, ils ne retiennent pas les avions qui décollent, les transpercent et s'effacent. Vladimir est en vacances, il aurait pu faire sa valise, monter dans l'un de ces vols au départ de Roissy destination l'azur, le sable brûlant d'une plage sous le soleil. Vladimir n'est pas doué pour l'insouciance.
Chaque semaine, la France organise l'expulsion de réfugiés vers Kaboul. Un voyage en deux étapes. La Norvège, le Danemark, la Turquie avant l'Afghanistan. Vladimir ne veut pas que ces déportations vers l'horreur se fassent en son nom. Il refuse d'accepter passivement que la police et la justice françaises enferment, maltraitent, humilient et mènent par la force des hommes cherchant refuge, dans un avion qui les conduira aux lieux-mêmes qu'ils ont fui parce que leur vie là-bas est menacée. Il se moque des accords criminels passés entre les États pour le renvoi forcé des personnes, comme s'il s'agissait de mauvaise viande, d'un lot contaminé dont il faut se débarrasser. Les lois et ceux qui les appliquent doivent être combattus quand ils vont à l'encontre de l'humanité. Dans le rétroviseur, Vladimir croise le regard bleu d'Axelle. Elle est infirmière, c'est une membre très efficace de leur brigade contre les déportations.
Aujourd'hui la police veut faire monter Wasim dans un avion pour Istanbul, destination finale : l'Afghanistan. Axelle connaît Wasim, elle lui a parlé hier au Centre de Rétention Administrative où il était détenu depuis quarante-trois jours. Il a vingt-deux ans comme Vladimir, sa mère, ses frères, son père sont morts dans la guerre. Il devait être libéré dans deux jours quand il a appris son expulsion. Seule la police sera présente à Kaboul, et l’accueillera à sa manière. Amaigri, il tremblait d'angoisse, il était prêt à se mutiler pour ne pas partir. Axelle lui a promis qu'ils allaient tout faire pour qu'il reste, puis elle a appelé Vladimir.
Le hall d'embarquement est bien gardé. Les militaires déambulent, le doigt sur la gâchette des mitrailleuses. Vladimir, Axelle et leur trois camarades savent ce qu'ils ont à faire : informer, expliquer pour convaincre les passagers de refuser de voyager avec un déporté, d'empêcher le décollage tant que Wasim sera dans l'avion. Il faut aussi persuader les membres de l'équipage : leur plus grande réussite serait de convaincre le commandant de bord, seul maître à bord quand les portes de l'appareil sont fermées. Mais l'équipage répond qu'il y a un papier officiel, que la compagnie a donné son accord et qu'ils ne peuvent rien faire, puis tournent les talons. Les passagers sont incertains : des fonctionnaires en uniforme leur ont distribué un tract de la Police de l'Air et des Frontières, les menaçant de sanctions s'ils s'opposent à l'embarquement d'une personne expulsée. Des amendes, mais aussi des peines de prison. Ils voient des flics en civil, un brassard autour du bras, contrôler les identités. Mais Axelle parle de Wasim, elle raconte la vie de ce jeune homme, elle dit ce qu'il risque en retournant dans son pays, la vie ou la mort. Elle a tout écrit sur un papier qu'elle leur tend. Vladimir s'exprime avec conviction, de ce qu'on doit faire en tant qu'humain, parce que c'est juste. Un homme souffle qu'il en a marre des réfugiés, que c'est l'invasion. Une femme baisse les yeux et passe sans vouloir rien entendre. Vladimir pense à Wasim, aux menottes, aux coups, à l'étouffement s'il proteste en criant, il pense à Kaboul. Alors il parle, et sent soudain qu'on l'écoute. Il entend la voix des autres aussi, celle d'Axelle. Ils parviennent à arrêter les gens, à dérouler leurs arguments jusqu'au bout. Mais tout le monde embarque puisque c'est l'heure. Axelle confie son inquiétude à Vladimir, ils se sourient tristement.
Les yeux rivés sur les écrans, ils attendent l'annonce du décollage. Les gens autour ont les mines réjouies des départs en vacances. Soudain, le téléphone d'Axelle vibre et son visage s'éclaire. Un des passagers les informe qu'ils ont refusé de s'asseoir, le pilote n'a pas pu décoller et Wasim a été débarqué. Il devrait être libéré demain. En sortant de l'aéroport, Vladimir ne remarque pas qu'il s'est arrêté de pleuvoir quand Axelle lui prend la main.
Dessin de Béatrice Boubé

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