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Elle a choisi la route du Nord, moins dangereuse, espérait la mère. La Russie, puis l'Europe par la Norvège. Au bout du très long chemin, si Dieu le veut : l'Angleterre. Et tu vivras, a-t-elle soupiré. Salman regarde le feu sous la marmite d'eau frémissante, il songe à sa mère, à son regard inquiet encadré par le hidjab terre de sienne qu'elle portait quand elle l'a serré dans ses bras la dernière fois. Une femme courageuse et droite. Il était nuit, il faisait encore froid quand les portes du van se sont refermées sur l’Afghanistan et sur le visage de la veuve. Le père, assassiné à coups de couteau par des hommes d'un autre clan. Le frère aîné l'a vengé : à son tour, il en est mort. Rompre le cercle maudit de la vendetta : pour son plus jeune fils, la mère a voulu l'exil. Elle a payé, cher. Salman est parti sans savoir s'il la reverrait. A Kaboul, les attentats suicides se multiplient, Salman regarde le feu et, à travers les flammes, il voit l'image de sa mère sur la route de l'école où elle enseigne, au marché, sur les tombes du père et du frère où elle se rend même si c'est une folie. Dans les rues du quartier, des civils meurent au hasard des bombes et des attaques des talibans. Ils ne se parlent que rarement au téléphone : surtout ne revient pas, dit la mère. Salman promet.
Il regarde le feu tandis qu'un frère d'exil plonge une louche dans la marmite et verse l'eau chaude dans la théière qui parfume l'obscurité. Salman est à Paris, après avoir été chassé de Calais où il doit retourner bientôt. Il vit caché, pour échapper aux rafles, et ne sort qu'aux heures des distributions de nourriture. Salman n'ose pas toujours sortir. La police est partout et il a peur d'être pris. Il regarde les flammes bleues lécher l'inox de la marmite posée sur le réchaud. Un tuyau le raccorde à une bonbonne de gaz qui se vide trop vite. Salman approche ses mains des flammes regarde ses paumes ouvertes, la peau plus claire aux mille rides, les phalanges de chaque doigt. Dans l'ombre, les frères assis sur de pauvres tapis murmurent des paroles brèves en sirotant le thé. À leur âge, tous devraient être sur les bancs d'une université ou au travail. Mais ils passent leur journées à attendre, terrés comme des animaux apeurés. L'Angleterre, Salman n'y renonce pas. Il a entendu plein d'histoires, comme celle d'un homme enfermé dans une caisse en bois, qui a réussi à traverser la manche par le tunnel et passer la frontière. En ce moment, il travaille dur à Londres pour payer sa dette au passeur, mais grâce à Dieu, il est libre, il est en sécurité.
La peur à chaque heure du jour : il suffit d'un contrôle d'identité et c'est le centre de rétention administrative, le renvoi en Norvège où ses empreintes digitales ont été enregistrées puis l'expulsion vers Kaboul. Salman le sait. D'autres hommes l'ont vécu, les récits circulent : il ne faut pas être naïfs, dit Salman aux plus jeunes qui croient que la France les protégera ou, au moins, les associations. Personne ne veut de nous ici. Il y a eu des accords entre États, leur répète-t-il, des réfugiés sont emmenés par la police et mis de force dans des avions, retour dans l'enfer afghan. En échange, l'Europe a promis des aides économiques à l'Afghanistan. Mais là-bas, il ne sait pas qui aura sa peau : les hommes du clan ou les talibans?
Salman observe ses mains, ses doigts longs et maigres, et ces maudites empreintes digitales à peine visibles, qui le trahissent. Il a trouvé un long clou dont il espère que le fer chauffé à blanc lui brûlera assez la peau. Suffit de laisser le clou longtemps dans les flammes, Salman ne craint pas la douleur. Mais la base de donnée Eurodac connaît l'empreinte de ta paume, lui a-t-on dit. Alors, je me brûlerai la main. Je me brûlerai tout le corps s'il le faut.
Dessin de Béatrice Boubé
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