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Le corps en mouvement, les cheveux dénoués qui ondulent dans le dos tel un petit ruisseau d'eau fraîche, les mains fourrées dans les poches du blouson en jean, elle dévale la rue de Rennes à grands pas, Shoshana. Elle a mis ses collants résille, sa jupe courte et emporté son petit sac en cuir rouge : elle sent l'air doux lui caresser les cuisses. Ses godasses à grosses semelles frappent le bitume, elle aime leur confort : une machinerie de fille dans des chaussures de mec, une boule de passion et de désir.
Elle fait souvent ça, marcher, vite, arpenter le bitume pour réfléchir. Gare Montparnasse, elle descend du train et elle continue à pied, tournant le dos au phallus noir planté sur la ville comme une lame d'onyx. Quelquefois les arbres l'attirent, elle se rend à Vincennes fouler les feuilles, pénétrer la chair maternelle du bois. Elle respire. Mais aujourd'hui, à quelques jours de ses débuts à la fac, son reflet glisse sur les vitrines des magasins de fringues, elle n'y jette pas un regard : Shoshana file rejoindre Blaise.
Elle a choisi le Droit. Sans hésitation, le Droit. Un cousin qui a triplé sa licence avant d'abandonner lui a dit : "c'est dur de se sentir con même aux yeux de sa famille." Shoshana a balayé d'un souffle les avertissements, les statistiques d'échec dès la première année même pour ceux qui, comme elle, ont eu leur bac avec mention, les racontars sur les monstres d'ambition et de morgue, les garces d'étudiantes et les profs salopards qui hantent les amphis, les conseils d'éviter la fac où l'on est si libre qu'on ne fiche plus rien. Elle n'a pas besoin de tuteur ou de maton, elle a besoin de liberté, de se battre avec sa tête, et des baisers de Blaise. Elle n'a peur de personne, Shoshana va réussir. Il le faut.
Depuis la primaire, les adultes lui disent qu'elle a "la langue bien pendue". Sa grand-mère : "elle ne s'en laisse pas compter, Shoshana", un compliment qu'elle n'offre pas à tous ses petits-enfants. Dans la cour du collège, elle prenait la défense des faibles qui se laissaient victimiser sans rien dire. Le racisme, ça la rend folle, elle en a fait son cheval de bataille. Elle a parlé dans les conseils de classe et d'administration, lors des grèves au lycée, elle a même répondu à des journalistes. Elle écrit, aussi. Maintenant, elle veut connaître les lois. À Blaise qui murmure, la mâchoire serrée, qu'il aurait voulu défoncer les flics qui l'ont contrôlé encore, elle répond que la rue n'est pas un ring et qu'il y a les tribunaux. Blaise, son amour d'artiste, est dans sa peinture, elle sera dans la parole qui frappe juste. Ensemble, rien ne pourra les arrêter. Il le faut.
"Tu idéalises", s'inquiète sa mère, "tu vas devoir retenir par cœur des milliers de pages avant de pouvoir défendre le petit délinquant de banlieue." Shoshana hausse les épaules, elle sait tout ça, elle n'est pas idiote. Elle est fille de bourgeois. Père cadre supérieur, mère pédiatre, grand-père décédé, cet ancien haut fonctionnaire. Elle réfléchit à ça en passant devant la terrasse du Flore où s'exhibent une flopée de touristes à l'attitude provocante. Qu'est-ce que ça veut dire être fille de bourgeois? Qu'est-ce que ça implique pour soi-même et pour les autres? Pour elle, une sorte de culpabilité dont elle ne comprend pas bien les ressorts mais qui lui donne la hargne. Et pour les autres? Le dégoût de l'injustice sociale, de l'enfant gâtée qui a le temps d'étudier quand eux doivent enchaîner des jobs idiots qui les empêchent de suivre les cours. Une envie de meurtre, peut-être. Un couteau? L'idée la fait frémir. Shoshana veut être un couteau à la lame aiguisée. Tranchante et imparable comme un raisonnement parfait, une démonstration impeccable qui n'appelle aucune réplique, une arme au service des autres.
Un couteau, qui ne s’émousse que dans les bras de Blaise, et encore...
Dessin de Béatrice Boubé

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