Agrandissement : Illustration 1
La boutique n'est éclairée que par les lampadaires de la rue. Fin octobre, la nuit s'étend, déborde sur le matin : il fait frais. Du côté du port, les poissonniers vendent tôt dans leurs grands tabliers en toile cirée blanche. Océane voit les étals illuminés, la glace, les gros poissons. Plus loin, les mâts agglutinés des bateaux. Elle regarde les passants se presser, conduire leurs enfants à l'école, démarrer leur voiture : la vitrine est comme un écran sur lequel la vie des gens est projetée, le même film mais différent tous les jours. Elle aime l'aube et ce moment suspendu, juste avant l'ouverture. Elle n'allume pas et se tient immobile parmi les bouquets serrés les uns contre les autres, qui font des masses d'ombres aux reflets colorés. Elle inspire l'odeur humide des végétaux, leurs parfums mêlés de pourriture et de senteurs sucrées. Mais Océane ne peut rester debout trop longtemps. Elle s’assoit sur le tabouret à sa hauteur que la patronne a commandé spécialement pour elle. Elle prend des forces avant que ça commence : ouvrir la porte, sortir les plantes et les fleurs pour les disposer joliment contre la devanture.
Quand elle s'est réveillée à l'hôpital et qu'on lui a appris qu'elle vivrait dorénavant sur une jambe mais qu'il existait aujourd'hui des prothèses fantastiques pour appareiller le membre amputé, elle n'a pas réalisé tout de suite. Donc, elle était vivante, c'est à cela qu'elle a pensé : sa vie continuait. Elle se souvenait de cette petite route à travers la campagne, qu'elle connaît trop bien, des lacets bordés de haies épineuses et d'arbres feuillus, jamais très hauts. Tout ce vert qui sent si bon après la pluie. Le bitume était luisant et elle roulait trop vite, juste un peu trop vite, sur la mobylette qui tient mal la route. Elle n'a pas vu la voiture arriver. Elle se rappelle du choc et puis plus rien. Vivante oui, mais la jambe droite écrasée, fichue. Un corps qui n'est plus tout à fait le sien.
Océane a fait sa rentrée en retard. Elle avait peur que la patronne ne veuille plus d'elle : une apprentie cassée, handicapée à vie. La fleuriste a hésité mais, puisque la jeune femme désirait tant faire ce métier, elle était d'accord pour un essai, puis elle l'a gardée. Le ciel s'est éclairci quand tinte le grelot fixé à la porte vitrée qu'Océane cale à l'aide d'une pièce de bois. Elle tire les chariots de chrysanthèmes et d'hellébores, les cyclamens, les azalées, le présentoir des fleurs coupées et les dispose sur le trottoir : les glaïeuls et les lys derrière. Elle contemple les bruyères en fleur qui lui rappellent un beau poème et l'une de ses réussites scolaires : la récitation. Le vent venu de la mer apporte avec lui le sel et les cris des mouettes. Il va faire beau.
Océane sursaute. La camionnette klaxonne puis stoppe en double file. Rémi fait claquer la portière, ouvre à l'arrière, porte les cartons qu'il va poser à l'intérieur. Je crois bien que toutes ces roses sont pour toi! Rémi sourit à Océane qui signe le bon de livraison sur la tablette qu'il lui tend. Elle se sent légère quand c'est Rémi qui livre, mais il n'est pas toujours là. Je suis le livreur aux semelles de vent, lui a dit Rémi qui aime le surf et ne travaille que pour partir. Rémi, si libre sur ses semelles de vent, songe Océane qui voudrait tant qu'il reste un peu ; mais la camionnette déjà s'éloigne.
Océane s'installe sur le tabouret et se saisit de l'épinoir. Quand la patronne arrivera, le boulot sera bien fait. Elle prend délicatement la première rose par la tige et se cabre, se débat par la pensée : surtout ne pas laisser grandir la douleur fantôme, ce couteau acéré planté dans la chair de sa jambe disparue. Elle imagine qu'elle part avec Rémi. Il lui a dit qu'un jour il l'emmènerait se promener dans les si beaux jardins de l'Angleterre, et il regardait vers le large.
Dessin Béatrice Boubé
Agrandissement : Illustration 2