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Laurent s'assoit, cale le bas de son dos dans l'une de ces coques rondes de métal coloré que les concepteurs de mobilier de gare appellent un siège. RER, pluie fine qui fait luire les rails. Une voix synthétique ébranle soudain le calme de ce milieu de matinée. Mais Laurent ne monte pas dans le train ; les portes des wagons se referment, des pieds se tournent vers l'escalier mécanique dont Laurent perçoit le rythme saccadé du moteur. En plusieurs langues, la voix synthétique somme les voyageurs de faire attention aux pickpockets. Laurent reconnaît des mots chinois. Il laisse son regard divaguer sur les quelques silhouettes qui peuplent de nouveau le quai, et sursaute. Il baisse les yeux, se sent rougir. Heureusement, concentrée sur la musique qui sourd des écouteurs qu’elle a fiché dans ses oreilles, Kimberley ne l'a pas vu. Il n'a aucune envie de parler à quiconque, surtout pas à Kimberley. On est samedi, si la jeune femme ne travaille pas, c’est qu’elle va voir sa sœur à Fleury Mérogis. Laurent songe à Kimberley, à sa beauté intimidante. Mais elle a trois ans de plus que lui. Pour elle, il n’est qu’un gamin, le petit frère d'une copine. Un môme, orgueilleux sans doute.
Selon Laurent, le monde se divise en deux populations : les losers et les winners. Kimberley, malgré sa beauté stupéfiante, est à classer dans la première catégorie : père mort, mère au chômage, sœur incarcérée on ne sait pourquoi, frère barré on ne sait où, et pour elle, l'échec scolaire, les petits boulots idiots et mal payés. Quand Laurent pense à la famille de Kimberley, il est fier de la sienne. Ses parents commerçants qui ne comptent pas leurs heures de travail et ne demandent rien à personne. Sa grande sœur qui fait de brillantes études de droit, son petit frère toujours premier de sa classe. Ils ont de l'argent, suffisamment pour une belle voiture et un appartement tout confort. La supériorité tranquille de sa famille a toujours aidé Laurent à supporter les plaisanteries désagréables sur les «Chintoks» que les enfants de l'école trouvaient amusant de lui lancer : «c'est vrai que vous mangez du chien?» Il s'en moquait, puisque son père avait la plus belle voiture et lui les meilleures notes.
Un train emporte Kimberley. Laurent reste assis dans cette coque dont le métal tiédi sous ses fesses. Il a besoin de réfléchir. Il compte : moins de vingt jours se sont écoulés depuis qu'il a fêté son Bac mention assez bien. C'était la joie dans l'appartement, les amis étaient conviés avec la famille, les oncles, les tantes, les cousins. Tous demandaient à Laurent ce qu'il allait faire l'année prochaine : un BTS banque, répondait-il avec assurance. Les copains avaient rigolé sur le goût des «bols de riz» pour l'argent, mais il s'en fichait : dans quelques années, il les recevrait dans son bureau, sanglé dans un costume bleu sombre, impeccablement cravaté, et c'est lui qui examinerait leur dossier pour leur accorder un prêt, ou pas.
Jamais Laurent n'aurait imaginé qu'il ne serait pas pris au BTS banque. Quand on a toujours été bon élève sans jamais poser de problème, quand on a réussi son Bac avec la mention assez bien, on est pris au BTS banque. Nul ne peut douter de ça : c'est normal parce que c'est juste. Laurent a d'abord cru à une erreur du logiciel APB, la plateforme Admission Post Bac qui trie et répartit les futurs étudiants. Il s'est déconnecté, reconnecté : même résultat. Le dossier de Laurent a été refusé au BTS banque, c'est écrit en toutes lettres. Il ne sait pas pourquoi. Il est sur la liste d'attente pour une formation estampillée pastille verte, qu'il n'a sélectionnée que par obligation. Laurent ne veut pas aller à l'université. Il veut faire le BTS banque. Il devra patienter toute une année pour retenter l'inscription. Laurent pense à ces douze mois vides qui s'allongent devant lui comme ce triste quai de gare. Il n'a encore rien dit à ses parents. Il laisse passer un train, puis un autre. S'il attend assez longtemps, il verra Kimberley descendre sur le quai d'en face.
Dessin de Béatrice Boubé
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