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Elles ont traversé la ville, assises à l'arrière du break conduit par Sonia. Alissya aime cette période de fin d'année qui transfigure les rues. Les passants n'ont plus les yeux collés au trottoir luisant d'humidité, mais tous les regards s'élèvent vers les ornements lumineux, les décorations clignotantes, les boules de couleurs pendant aux branches enguirlandées. Devant la mairie se sont installés un manège et des jeux pour enfants, mais pas gratuits. Line regarde les cabanes de bois où l'on vend des churros au chocolat que son petit frère adore. Derrière les barrières, il y a de la musique et un gros bonhomme de neige gonflable qui oscille à chaque coup de vent. Inès n'a pas de sapin chez elle, et c'est bien normal, se dit-elle, même si elle n'est pas sûre que, contrairement à la crèche, l'arbre de noël soit une tradition chrétienne. Alors elle lorgne les sapins décorés, installés aux coins des magasins, dans les halls des immeubles, derrière les fenêtres. Au-delà des illuminations, la nuit semble encore plus noire et plus dense à six heures.
Quand le break quitte le centre-ville, l'ambiance change dans la voiture. Les trois amies oublient les décorations clinquantes et les habitants pressés de rentrer chez eux, leurs courses dans de gros sacs ballants au bout des bras. Elles guettent, dans l'encoignure des bâtiments, aux coins des rues, sur les quelques bancs des placettes, sous les tentes déplacées au gré des interventions policières, les personnes sans abri. Comme tous les vendredi, elles sont en maraude pour une distribution de nourriture organisée par leur association. Depuis qu'elle a suivi Alissya et Inès dans leurs actions d'aide aux sans-logis, Line dit qu'elle se rend mieux compte des réalités de la vie. Elle a de la chance d'avoir un toit sur sa tête, plusieurs repas par jour et la possibilité d'aller au lycée. Ses parents sont des immigrés chinois, elle les voit peu : ils travaillent tous les deux, de longues heures, dans un atelier d'Aubervilliers. Line sait combien la vie est dure pour ses parents qui ne rentrent du boulot qu'à la nuit tombée, et se glissent silencieusement dans le petit appartement où les enfants dorment déjà. Les Chinois sont calmes, croient savoir ceux qui ignorent la colère qui bout parfois dans le cœur de Line. D'ailleurs elle sent bien que, même si cette remarque paraît positive, elle est raciste.
Le break s'engage dans une rue un peu à l'écart, qui longe le cimetière. Alissya a demandé à Sonia de commencer la maraude par les familles qui vivent dans les voitures. La semaine dernière, elle a rencontré Livia chez Emmaüs, à l'accueil de jour, alors qu'elle passait prendre des paquets de madeleines à distribuer le soir. Livia était là, avec son petit garçon tout propre après la douche. Elles se sont parlées et ont découvert qu'elles avaient le même âge. Dix-sept ans mais entre elles, béant, ce gouffre de l'injustice sociale qu'Alissya ne supporte pas. En Roumanie c'est la merde, lui a dit Livia avec un accent de franchise qui l'a réjouie. Quand Livia est partie, emportant quelques vêtement pour Lorenzo, elles se sont fait la bise et Alissya a promis de venir la voir.
Sonia a garé le break en haut de la rue, derrière une camionnette. De grands tapis sont étendus sur le trottoir au ciment défoncé, pour limiter les dégâts de la boue. Il y a des vélos et des jouets, des objets utiles entassés contre le mur, au pied des platanes et à l'avant des voitures faiblement éclairées par les lampadaires. Livia est là, penchée sur le réchaud où cuit la soupe qui fume dans l'air froid. Plusieurs personnes s'approchent des trois filles intimidées. On se serre la main. Livia a reconnu Alissya et vient en portant Lorenzo ravi. De l'une des camionnettes sourd une musique qui plaît à Inès, dansante mais sur un fond de tristesse très ancienne. Une fillette lui prend la main. Alissya dit qu'elles apportent du pain, du lait, des yaourts et des fruits. La fillette demande du chocolat. T'es comme mon frère! lui répond Line en riant. Inès s'éloigne car la petite fille lui tire le bras : elle veut lui montrer l'arbre de noël qu'elle vient de décorer. Alissya regarde Livia qui lui présente son mari. Elle a un peu honte de n'avoir pas osé venir seule, comme une amie et non comme la bénévole d'une association. Elle reviendra bientôt, promet-elle. Elle est en vacances, elle a enfin du temps, pour elle et pour les autres.
Dessin de Béatrice Boubé

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