Jeunes en 2017 (32): Aïcha

Hier, il était en berne en haut de la tour Saint-Nicolas. Mais aujourd'hui le drapeau tricolore claque dans l'air vif au dessus de la bouée de secours. Aïcha regarde autour d'elle, les visages des autres passagers du navire de 25 mètres qui emmène les touristes en croisière autour du fort Boyard. Des familles, des couples, une petite fille pose des questions à son grand-père en anglais. Sur le bateau, Aïcha et Moussa sont les seuls Noirs. Elle serre la main de son fiancé : dans un an au plus, ils fêteront leur mariage, quand elle sera française.

La mer scintille sous un ciel parfaitement bleu que traverse une nuée de mouettes blanches. Elles planent, libres. Aïcha inspire à fond puis souffle doucement. Au loin, vers La Rochelle qui s'éloigne, on voit une file de minuscules voiles orange, tirées au large par un zodiac. Aïcha et Moussa sont en vacances, comme tout le monde, et comme tout le monde ils regardent le bateau des gardes-côtes croisant près des porte-conteneurs, avec seulement de la curiosité. Moussa a obtenu ses papiers cet hiver. Son titre de séjour en règle, ses angoisses ont cessé.

La semaine dernière, Aïcha avait rendez-vous à la préfecture. Après une heure d'attente, elle était la dernière a être reçue ce matin-là pour son entretien d'assimilation. Dans sa sacoche, cinq kilos au moins de papiers accumulés depuis ces longues années vécues en France. Tout est parfaitement bien classé, les orignaux et leurs copies, dans des dossiers de couleurs. La fonctionnaire était tout étonnée de cet ordre parfait. Elle a vérifié les documents et le formulaire Cerfa, collé la photo et les timbres fiscaux. Puis Aïcha a lu consciencieusement la charte des droits et devoirs du citoyen français avant de la signer. La fonctionnaire l'a interrogée sur sa famille, et Aïcha a parlé de sa sœur et de ses frères dispersés en Afrique. En Guinée, ne restent que ses parents qu'elle ne peut visiter que rarement. Elle a évoqué le RESF, et son engagement dans le collectif après qu'il l'a aidé à obtenir sa régularisation. La fonctionnaire a donné un avis très satisfaisant pour l'intégration.

Le bateau gîte sur les vagues qui se creusent : en pleine mer, il y a du vent et Moussa frissonne. À l'horizon la silhouette du fort n'est encore qu'un petit sucre de canne posé sur l'océan. Aïcha avait tout appris, en bonne écolière qu'elle a toujours été. La fonctionnaire lui a demandé des noms de rois de France, elle en a cité plus que nécessaire. Des villes françaises déjà visitée? Il y a le choix. Et trois monuments français? Elle en savait au moins cinq. La devise de la France et définir chaque valeur? Facile. La fleur de la France? Aïcha a hésité. La France aurait une fleur mais laquelle? Le coquelicot? Le bleuet? Le muguet? Non. Aïcha s'est lancée : la fleur de lys? Mais oui, c'est cela a acquiescé la fonctionnaire ravie, qui a terminé l'entretien par la question attendue : pourquoi voulez-vous devenir Française? Aïcha déroule sa réponse : la France son pays de cœur, les études, les amis, le travail, l'avenir, tout ce qui fait sa vie et les valeurs, bien sûr, les valeurs de la France... La fonctionnaire a tout tapé sur son ordinateur d'un air satisfait. Elle et l'a encore félicitée : un dossier aussi propre, elle en voit rarement. Aïcha recevra la réponse à sa demande de naturalisation dans six mois, mais aujourd'hui elle ose ne plus douter.

Le fort Boyard se dresse devant eux, ses murs sombres surgissant des flots, percés de fenêtres carrées alignées sur trois rangs. Au micro, un jeune homme explique que les équipes de tournage sont hissées sur la plateforme technique, qu'on ne voit jamais à la télé, par une grue. Les touristes font des photos, Aïcha pose devant le monument pour Moussa. Elle imagine les tigres de l'émission tourner sans cesse entre les murs épais du fort. Eux, ne jouent pas. Elle pense à ses dossiers bien rangés qui ne serviront plus. Et aux valeurs de la France : en douze ans de vie d'immigrée, dont deux de clandestine, elle a pu en goûter tout le sel.

Dessin de Béatrice Boubé