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C'est le travail qui rentre, a plaisanté le chef d'équipe et les ouvriers ont rigolé. Au bout de deux semaines, Léna ne parle plus de ses douleurs. Les pieds lui font mal, enfermés dans des chaussures de sécurité qui pèsent une tonne après six heures debout, les jambes, le dos et les bras en extension pour saisir les plus hauts concombres sur les plants. Le corps, son corps, elle ne le connaissait pas comme ça, pas comme cette gangue de muscles qui lui arrache un petit cri de souffrance au réveil, avant que les deux cachets qu'elle avale avec le café ne fassent leur effet.
Il paraît qu'elle est en Bretagne et qu'il y a l'océan pas loin, des vacanciers sur la grève, des voiliers et des vagues. Léna n'a pas la force d'aller vérifier. L'après midi, elle tombe de fatigue sur son lit, dans la petite chambre qu'elle a louée dans le village le plus proche des serres et le dimanche, elle dort. L'air a bien le goût salé des embruns, les oiseaux crient comme des mouettes en glissant sous les gros nuages qui filent. Mais les virées sur la plage, qu'elle imaginait en postulant pour ce job d'étudiante, elle n'y songe même plus.
Léna se tait. Tôt le matin elle avait commencé par discuter avec Léa. Les deux jeunes femmes avançaient au même rythme dans la serre, coupaient les fruits et remplissaient les chariots en se racontant leur vie. Léa veut être peintre et Léna sociologue. Mais leur bavardage les ralentissait. Surtout Léna. Sans même tourner la tête, elle sent les récolteurs avancer, toujours devant pendant qu'elle se traîne malgré tous ses efforts. Elle a enlevé ses gants. Les tiges des concombres sont couvertes de petites piques qui griffent la peau, mais à main nue elle a un peu moins chaud et saisit mieux les plantes. On n'est pas au Club Med! lui a lancé le chef d'équipe. Attraper le fruit d'une main, couper le pédoncule avec le petit sécateur de l'autre, jeter le concombre dans le chariot et recommencer, vite, toujours plus vite. Les français consomment en moyenne près de deux kilos de concombre par an, a-t-elle lu. Les uns à côté des autres, les plants se dressent devant elle en tiges entortillées, forment un mur vert sur lequel elle s'acharne à récolter des fruits qui semblent repousser aussitôt qu'elle les coupe. Cent-trente-trois mille tonnes, production française. Léna pense à l'hydre aux mille têtes qui se régénèrent doublement quand elles sont tranchées. La nuit, elle rêve des feuilles larges et griffues obstinées à lui cacher les fruits, des vrilles s'enroulant autour de son corps, dans ses cheveux pour la maintenir prisonnière de la serre, des fleurs jaunes comme autant de soleils lui brûlant les yeux et la peau. Et ces concombres idiots qui pendent, tels des pénis de géants impuissants, et qu'elle tranche, qu'elle tranche interminablement.
Pendant le déjeuner, elle raconte ses cauchemars à Léa, qui rit puis lui confie ses hantises en mâchouillant un sandwich. La jeune peintre a échappé de justesse à un attentat : à quelques minutes près, lui a-t-elle raconté. Elle regardait un renard empaillé dans la vitrine d'un antiquaire et soudain les hurlements, la panique sur le marché de Noël, les sirènes des voitures de police, les ambulances. Est-ce qu'il y a des renards en Bretagne? lui a-t-elle demandé d'une voix pleine d'angoisse.
À la fin du mois, quand elles toucheront leur paie de saisonnières, elles iront ensemble au bord de l'océan, s'allonger sur les galets tièdes. Et le vent marin emportera tout : les renards, les mille pénis de géants et les gros nuages dans le ciel rincé.
Dessin Béatrice Boubé
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