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Billet de blog 12 septembre 2025

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Yvon a raté sa rentrée

On peut rater sa rentrée de bien des façons. Mais celle d’Yvon est bien dans l’air du temps. Yvon n’était pas en arrêt maladie. Il n’était coincé dans le métro non plus. C’est juste que plus personne ne l’attendait au boulot.

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Yvon a des congés comme tout le monde. Toutefois les siens ont une saveur particulière, puisqu’ils lui ont été forcés par son renvoi récent. Yvon aurait pu rester chez lui, penser à demain, ruminer le passé. Il s’était même décidé à faire la liste de ce qu’il ferait pendant que les autres seraient en congés. Chercher un nouveau travail qui ne lui plait pas. Ranger son appartement qu’il trouve pourtant très bien rangé. Faire le ménage complet alors que c’est pas si sale que ça. Jeter, ranger, plier, laver, repasser. Toutes ces choses auxquelles on accorde une importance variable, selon notre degré de complaisance avec la netteté. Finalement, il jeta cette liste de choses à faire, et prit une bière. Puis une autre. Avant de consulter les destinations sympathiques.

Un vol pour Stockholm, première destination qui se présenta avec une offre promotionnelle  que l’on ne peut pas ne pas accepter. Yvon est très sensible à la double négation. Il avait donc cliqué sans réfléchir davantage. Quelques jours suédois pourquoi pas. Yvon allait peut - être enfin pouvoir toucher du doigt le mystère scandinave. Cette humeur contenue, meilleure définition du neutre, Jantelagen. Comment ces gars si lisses avaient - ils pu devenir des vikings ? Yvon resta à l’appart - hôtel la plus part du temps. Quelques tours au supermarché du coin, des bières Carlsberg. Danois pas suédois, mais bon c’est l’idée. Retour à l’appart - hôtel, fenêtre sans volet, des gens dans la rue, la nuit, la bière, le canapé. Et puis retour à la case départ. Congés terminés.

Assis sur son canapé maison, Yvon attend la rentrée des autres, puisque lui en a été privé. Car quand on est viré de son poste, on n’imagine pas la somme de privations qui vous attend. Privé de boulot, privé de crédit, privé de perspectives, etc. , et privé de rentrée donc. Yvon était sensible à toutes ces privations bien entendu, mais la privation de rentrée avait sur lui un effet assez curieux. Au lieu de se sentir exclu, sur la touche de la vie active, declassé, rendu inapte à la vie en société, il était juste surpris que la terre puisse continuer de tourner sans lui. On peut le dire, Yvon était sur le cul.

Cette réaction bizarre avait une explication. On lui avait tellement répété que l’on comptait sur lui, qu’il avait le pouvoir de faire avancer les choses, qu’il était une pièce importante du système, qu’on valait mieux avec lui que sans lui. Qu’il lui fallait aller de l’avant pour permettre à tout le monde d’aller plus haut et plus vite. On lui avait dit tout ça dès sa première embauche.

Pourtant il ne ressentait rien de désagréable, ni nausée ni tremblement, juste de l’étonnement. Il était capable de rester toute l’aprés midi à regarder par la fenêtre les gens allant du point A au point B avec force et conviction. Alors que lui restait dans son coin, une bière à la main, et l’autre cherchant un sens à donner à sa posture. Il éprouvait un sentiment bizarre, et ce n’était pas de l’angoisse, de la peur ou de la haine. Un monde sans lui était possible. Sa disparition des radars professionnels n’avait aucune incidence sur le cours des événements, sur le temps que met 1 seconde à faire 1 seconde.

De source sûre, on était pourtant prêt à de nouveau lui faire une place dans le monde professionnel, mais à condition qu’il la boucle, et qu’il recure bien les chiottes de l’aéroport situé à l’autre bout de la ville. Il faut dire que son diplôme et sa petite expérience n’étaient désormais plus d’une grande utilité depuis qu’il avait dit quelques mots de trop à son ancien patron. Le bouche à oreille avait fait le reste. Il était sur liste rouge en quelque sorte. Employé toxique.

Yvon a raté sa rentrée. Ou bien est ce la rentrée qui a raté Yvon ? Oui, ce serait plus juste de présenter les choses comme ça. Après tout Yvon n’a rien raté du tout, au sens où il n’a rien essayé du tout. La rentrée a raté Yvon parce son patron l’a rendu invisible. Yvon n’a probablement pas encore saisi toutes les nuances logistiques et sociales que son nouveau statut lui impose. Ca ne devrait pas tarder.

« Je ne sais pas encore souffrir comme il faudrait, et cette grande nuit me fait peur »

Rilke

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