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En février 2021, une junte militaire dirigée par le Général Min Aung Hlaing, qui s'est renommée par la suite Conseil d'administration de l'État (CAE) a renversé le gouvernement dirigé par la Ligue nationale pour la démocratie (LND) et sa figure de proue, Aung San Suu Kyi (ASSK). Ce coup, aussi significatif et problématique soit-il pour la légitimité d'un État, ne se limite pas au cas birman, mais trouve des échos dans la région où des régimes autoritaires et des chocs politiques sont observés. "La résurgence militaire, comme la régression démocratique mondiale, fait partie d'une tendance internationale” selon le Conseil des Relations Etrangeres*. La Thaïlande est en quelque sorte associée à la Birmanie en raison de relations personnelles fortes entre les généraux des deux armées et de similitudes avec les coups d'État qui se sont produits dans les deux pays voisins, dont la proximité complique la question de la sécurité transfrontalière. La Thaïlande a connu plus de dix coups d'État 'réussis' depuis la fin de la monarchie absolue en 1932. L'influence des forces militaires et royalistes continue d'affecter fortement le fonctionnement politique du pays, toujours bloqué malgré la victoire de l'opposition progressive aux dernières élections de mai 2023.
D'autres pays de la région, tels que le Cambodge, le Laos et la Vietnam sont gouvernés par des régimes répressifs, tandis que d'autres, comme l'Indonésie ou la Malaisie, se trouvent à un stade intermédiaire entre démocratie et populisme. Ces différences identitaires et structurelles entre les pays membres de l'Association des nations d'Asie du Sud-Est (ANASE) rendent difficile l'approche des questions relatives, comme dans le cas du Myanmar, aux violations des droits de l'homme et à la légitimité d'un État. Par conséquent, il est peu probable de voir l'ANASE s'unir dans une réponse directe au régime militaire de Min Aung Hlaing.
Le coup d'État au Myanmar n'a pas créé de fracture au sein de l'ANASE. En effet, l'ANASE n'accorde pas la même priorité officielle à la défense des droits de l'homme et au respect de la démocratie que l'Union européenne. L'ANASE fonctionne comme une organisation fondée sur l'indépendance, la souveraineté et la sécurité nationales. Le principe de non-ingérence constitue une base fondatrice de son identité, ce qui signifie que les pays membres ne peuvent pas intervenir dans les affaires politiques des autres pays membres à moins qu'elles ne menacent la souveraineté d'autres pays de l'ANASE.
Le principe de non-ingérence peut-il coexister avec d'autres principes tels que la stabilité, la paix et les droits de l'homme ? Ces derniers sont déjà présents dans la Charte de l'ANASE mais occupent souvent une position secondaire par rapport au principe de non-ingérence. Malgré la prise de pouvoir de la junte militaire birmane, les objections des pays de l'ANASE au coup d'État et au virage autoritaire de la Birmanie risquent de ne pas être soutenues par les pays où l'armée joue un rôle prédominant en politique, soit la majorité des membres. Cette réticence découle du principe de non-ingérence et du respect de la souveraineté des pays de l'ANASE. Des problèmes internes liés à des événements passés, tels que les coups d'État en Thaïlande en 2006 et 2014, contribuent à l'absence de réaction de la part de l'ANASE.
Cependant, il est essentiel que l'ANASE exerce une pression sur les violations des droits de l'homme en Birmanie. En s'appuyant sur la déclaration des droits de l'homme de l'ANASE de 2012, des efforts diplomatiques pourraient être déployés pour obtenir une disposition qui favorise le rétablissement de la stabilité dans le pays. Cette déclaration n'avait pas encore été formulée lors du massacre de Tak Bai en Thaïlande pendant le mandat du Premier ministre Thaksin Shinawatra en 2004, lors duquel 85 manifestants ont été tués. À l'époque, Thaksin avait fait appel au principe de non-ingérence.
Malgré l'entrée en vigueur de la déclaration qui pourrait désormais être invoquée dans le cas des violences commises par la junte en Birmanie, cette dernière n'est pas prête de changer de stratégie, comme l'a souligné Joko Widodo, le président indonésien qui a pris la tête de l'ANASE en 2023. La junte a d'ailleurs critiqué les autres pays de l'ANASE pour avoir exclu la Birmanie de certaines réunions au sommet. Hormis le fait de fournir des excuses aux dirigeants de la junte lors d’autres sommets de l'ANASE, cette dernière n'a entrepris qu'une action minimale pour influer positivement sur la crise que traverse le pays. Même sous la direction actuelle de l'Indonésie, il est peu probable que la situation géopolitique et diplomatique change de manière significative et reste pour l’instant dans l’impasse. En janvier 2024, le Laos prendra la suite de l’Indonésie à la tête de la présidence tournante de l’ANASE, laissant peu d’espoir quant à un développement positif au vu de son propre régime.

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L'échec de l'ANASE au Myanmar est également évident dans le maintien des Cinq Points de consensus sur le Myanmar stipulés dans la déclaration du président de la réunion des dirigeants de l'ANASE le 24 avril 2021. Ces points consistent en la cessation immédiate de la violence au Myanmar par toutes les parties, l’établissement d’un dialogue constructif pour une solution pacifique dans l'intérêt du peuple, la nomination et l’accueil d’un envoyé spécial de la présidence de l'ANASE qui doit faciliter la médiation du processus de dialogue entre toutes les parties concernées, avec l'aide du secrétaire général de l'ANASE, ainsi que la fourniture d'une assistance humanitaire par l'intermédiaire du Centre de coordination de l'ANASE pour l'aide humanitaire (AHA).
L'ANASE n'a pas réussi à empêcher la junte de violer les droits de l'homme au Myanmar, à l’encontre de la promesse symbolisée par ces cinq points. En outre, l'ANASE n'a pas exercé de pression lorsque les dirigeants militaires birmans ont empêché en octobre 2021 son envoyé spécial, le ministre des affaires étrangères du Brunei, Durusalam Erywan Yusof, de rencontrer ASSK. En juillet 2023, la visite surprise du ministre des affaires étrangères thaïlandais Don Pramudwinai à ASSK, toujours détenue à la prison de Nay Pyi Daw, reste controversée de par son manque de transparence et de consultation préalable avec ses pairs de l’ANASE.
La rencontre a été confirmée par Pramudwinai lors du sommet de l'ANASE à Jakarta mais l’expert politique Igor Blazevic appelle à la prudence : “Il vaut mieux parler de "non-réunion" parce que nous n'avons aucune preuve évidente qu'elle a eu lieu, ou qu'elle s'est déroulée comme elle a été décrite au public et aux médias. Nous ne savons pas ce qui s'y est dit et si quelque chose a été dit. [...] En mettant en scène cette non-rencontre entre Don et ASSK, la junte a empêché la couverture médiatique de se concentrer sur sa non-participation à la réunion de haut niveau de l'ANASE qui avait lieu au même moment, et sur la critique de la violence continue de la junte et de son non-respect de la résolution finale. En semant la confusion interne quant à la politique de l'ANASE à l'égard du Myanmar, elle favorise l'absence d'accord, ce qui signifie l'absence d'action”.

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Le brouillard de la position thaïlandaise sur le conflit au Myanmar couplé à la tempête qui gronde dans les rues de Bangkok suite aux élections nationales contestées pourrait ralentir le processus de paix dans le pays. Dans une interview à Mizzama, Sirada Khemanitthathai, spécialiste des affaires birmano-thaï à l'Université de Chiang Mai, partage son pessimisme: “Même si les partis progressistes ont une chance de diriger le gouvernement, la politique étrangère officielle thaïlandaise ne changera jamais. C'est vraiment difficile parce qu'elle est fortement ancrée dans le système bureaucratique. Le ministère des affaires étrangères, mais aussi d'autres ministères ou hommes politiques, doivent entretenir des relations de toutes sortes avec les autorités du Myanmar et pour eux, c'est le CAE. [ … ] J'espère simplement que tout gouvernement, quel que soit le parti qui sera au pouvoir, tiendra un jour compte de la perspective humanitaire. La Thaïlande devrait être un "bon voisin" qui aide réellement à protéger les vies parce que la crise politique et les atrocités au Myanmar ne se termineront pas de sitôt. Il s'agit là d'un principe fondamental pour le monde civilisé.”
Cet article a été co-écrit par Aniello Iannone, maître de conférences et chercheur à l'université de Diponegoro, étudiant en sciences politiques spécialiste de l'Indonésie et de la Malaisie, et Laure Siegel, correspondante pour Mediapart en Asie du Sud-est, dans le cadre de l'atelier "Training on Popularizing Research: A cross-sectoral approach on social movements in Southeast Asia" organisé par Alter-Sea et Shape-Sea.
* The Revival of Military Rule in South and Southeast Asia
POUR ALLER PLUS LOIN
(sur Visual Rebellion en anglais)
(1) Asian summits shut eyes to dirty business in Myanmar (Visual Rebellion // 14 novembre 2022)
(2) Myanmar junta get full membership in the Eurasian autocracies gang (Visual Rebellion // 12 juillet 2022)
(dans le Club Mediapart en français)
(1) Les régimes militaires birmans et thaïs bénéficient de la sortie de Total du Myanmar (28 janvier 2023)
(2) Une rivière à la frontière birmano-thaï marque une fracture entre deux réalités (9 novembre 2022)
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