Que Daniel Picouly ne m'en veuille pas de raconter cette histoire. Ni même, sans méchanceté ni arrière-pensée, de le brocarder. Car j'apprécie l'émission qu'il anime le vendredi soir sur France 5, intitulée « Café Picouly ». Mais comme cette histoire m'intrigue et fait réfléchir sur les règles professionnelles que cherche à faire prévaloir la direction de France Télévisions, je prends la liberté d'en faire état.
Ma petite histoire commence au début de ce mois quand une collaboratrice de Daniel Picouly me téléphone pour me demander si j'accepterai de dire devant une caméra ce que je pense du livre d'un dénommé Marc Fiorentino intitulé Sauvez votre argent ! Mon régime santé pour vos économies (Robert Laffont, janvier 2011, 13,50€). En toute honnêteté j'ai d'abord décliné l'invitation, en faisant valoir que je n'avais guère le goût pour ce type d'ouvrage et que je ne l'avais donc pas lu. Mais mon interlocutrice a gentiment insisté, me faisant valoir que l'opuscule caracolait en tête dans le hit-parade des meilleurs essais - ce qui est la triste vérité - et qu'il était important que je fasse entendre éventuellement mes critiques, si j'en avais à en formuler.
Finalement, j'ai donc accepté. Non pas tant parce que j'avais envie de parler de cet ouvrage. Mais, effectivement, parce que j'ai souvent apprécié, dans le passé, la rigueur professionnelle de Daniel Picouly. Lors d'une autre émission dont il était l'animateur, le 6 février 2009, le « Café littéraire » sur France 2, j'avais en particulier beaucoup apprécié sa façon de conduire un échange avec Jean-Marie Messier. Ce jour-là, comme je l'avais raconté dans un précédent billet de blog (il est ici), j'avais déjà, avant l'émission, été invité à faire la critique du livre de l'invité (Le jour où le ciel nous est tombé sur la tête, Jean-Marie Messier, Seuil, janvier 2009), et j'avais pointé plusieurs contrevérités contenues dans l'ouvrage. Et plutôt que de me répondre sur les faits, Jean-Marie Messier s'était emporté, mettant en cause mon « honneur » de journaliste. La vidéo ci-dessous reprend l'extrait de cette émission.
Mes commentaires ayant été enregistrés à l'avance, j'avais été dans l'incapacité de répliquer. Mais, à la différence de certains commentateurs qui n'exercent pas leur droit de suite et qui laissent se dérouler une émission comme un match de boxe, Daniel Picouly l'avait fait, avec beaucoup de correction, à ma place, priant à plusieurs reprises le patron déchu de Vivendi de répondre sur les faits évoqués par moi plutôt que de se laisser aller à l'invective. En clair, j'avais trouvé sa réaction rigoureuse. Pour tout dire, professionnelle. La justice d'ailleurs nous a donné raison, en condamnant finalement Jean-Marie Messier pour les faits que j'avais ce soir-là rappelés (voir l'article Les graves leçons de l'affaire Messier)
Du coup, en forme de gratitude, je me suis dit que pour «Café Picouly », je pouvais faire l'effort de lire le livre de Marc Fiorentino, même si je n'en ressentais pas spontanément l'envie.
Et c'est ainsi que quelques jours plus, ayant lu le livre de la première à la dernière ligne, je me suis prêté à l'exercice que l'on me demandait : regardant la caméra, j'ai fait comme si je m'adressais à l'auteur pour lui faire part de mes remarques. Je lui ai donc dit que son ouvrage jouait sur un registre que je n'aimais guère, celui du populisme, parlant de la France comme d'un « pays d'assistés ». Je lui ai aussi fait observer qu'il y avait de l'indécence à proposer à chaque ménage de s'imposer un plan d'austérité comme premier conseil de placement de ses économies, dans un pays qui compte plus de 8 millions de pauvres et dont le revenu médian par Français dépasse à peine 1.580 euros par mois.
Le jour de l'émission, vendredi 11 mars, (on peut la regarder sur le site Internet de France 5), Marc Fiorentino a donc pu cliquer sur un ordinateur pour lancer une vidéo, et écoutant mes propos qui avaient été enregistrés, me répondre sur chacun de ces points.
Mais je dois dire que regardant moi-même l'émission, en différe, j'ai eu une surprise. J'ai découvert qu'au montage, certains des propos que j'avais tenus avaient été écartés. Non pas pour faire court - cela, c'est la règle du jeu. Non, visiblement, pour une autre raison. C'est du moins le pressentiment que j'ai eu en regardant l'émission : car, au montage, France 5 a retenu les critiques les plus légères que j'avais formulées et écarté la critique la plus importante.
Lors de l'enregistrement, j'ai en effet révélé que la société de bourse présidée par Marc Fiorentino, Euroland Finance, avait fait l'objet le 8 janvier 2009 d'une sanction lourde de l'Autorité des marchés financiers (AMF) (elle est ici et par ailleurs consultable là sur le site Internet de l'AMF). La Commission des sanction de l'AMF a en effet infligé ce jour-là une sanction pécuniaire de 50.000 euros à la société et décidé que celle-ci serait rendue publique, pour deux manquements graves aux règles qui encadrent le fonctionnement des marchés.
Lors de l'enregistrement, tenant à la main la délibération de l'AMF, j'avais donc dit aussi à Marc Fiorentino qu'il était juge et partie ; qu'il était donc en conflit d'intérêt et donc très mal placé pour donner des conseils de placement désintéressés à ses lecteurs ; et d'autant plus mal placé que sa société venait faire l'objet de cette sanction. J'avais aussi précisé que cette sanction avait fait l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat, qui n'avait pas encore abouti. Pour que Daniel Picouly sache à quoi s'en tenir, j'avais même pris le soin de lui laisser en partant cette reproduction écrite de la sanction de l'AMF.
Mais, lors de l'émission, tout ce passage, évidemment le plus important, a disparu. A la trappe ! Les téléspectateurs n'auront rien su des démélées de Marc Fiorentino avec l'AMF.
J'ai donc téléphoné à Daniel Picouly pour lui dire mon étonnement. Et c'est là que j'ai appris ce qu'il en était. Avec beaucoup de franchise, il m'a dit que cette partie de mon propos l'avait intéressé mais que la rédaction en chef lui avait demandé de supprimer ce passage. Motif : on ne parle que des décisions de justice qui sont définitives.
Sur le moment, j'ai cru que c'était une blague. Imagine-t-on si d'aventure Jacques Chirac devait un jour rendre des comptes à la justice -c'est pour l'heure bien mal parti- ce que serait cette même règle pour les journaux télévisés du service public. Stupéfiante consigne : on ne parle pas du procès Chirac en première instance. Pas plus en appel. Attendons la cassation, et le jugement définitif...
Stupéfiante consigne ! Le législateur a très délibérément donné à l'AMF un pouvoir de sanction pécuniaire; et il lui a aussi donné le droit d'organiser la publicité de ces sanctions, sachant que cette seconde peine a souvent plus d'effet pour un établissement financier que la première. Mais pour la direction de France 5, qu'importe ! Motus et bouche cousue.
Dont acte. Daniel Picouly n'y est donc pour rien et ses émissions sont de qualité. Mais je le dis comme je le pense : cet ordre dont je ne sais pas bien d'où il vient - de la direction de France 5, de celle de France Télévisions ? - contrevient à toutes les règles de notre métier. Et en tous cas, à la conception que j'en ai. Au droit aussi à l'information des téléspectateurs.
Marc Fiorentino a donc pu dispenser ses petits conseils de placement, sans trop être dérangé. Belle opération de promotion ! Sur France 5, ce soir-là, on a beaucoup parlé argent. Mais ni de règle, ni d'éthique...