La ville de Nice vient d'annoncer qu'elle expérimentait « Reporty », une application développée en Israël par la start-up de l’ancien Premier ministre Ehud Barak, qui permet au quidam d’appeler lorsqu’il est témoin d’une incivilité, de filmer l’incident et de le faire visionner en temps réel par les policiers municipaux du centre de vidéosurveillance (« centre de supervision urbain », CSU). Ces derniers géolocalisent alors l'incident et décident (ou non) d'envoyer sur place une patrouille.
« Chacun d’entre nous doit devenir un citoyen engagé acteur de sa propre sécurité, et donc de la sécurité collective », a justifié Christian Estrosi, en présentant l’application qualifiée de « révolutionnaire » dont il envisage le déploiement « à grande échelle ». Elle sera testée dans un premier temps par 2 000 personnes, des agents de la ville de Nice, des comités de quartier ou encore, des membres du réseau « Voisins vigilants », lit-on dans la presse.
Voici donc une nouvelle étape de franchie dans le processus de municipalisation de la sécurité que C. Estrosi pousse au plus loin qu'il est possible à Nice, depuis des années, au prix d'un très fort endettement de la ville (plusieurs fois pointé par la Chambre régionale des comptes). Au 15 janvier, la ville compte près de 2 000 caméras de vidéosurveillance reliées à un CSU employant 125 fonctionnaires territoriaux. Et elle emploie par ailleurs 414 policiers municipaux (+ 130 recrutements annoncés d’ici fin 2018) ainsi que 142 Agents de Surveillance de la Voie Publique (données publiées sur le site de la ville). La police municipale de Nice est depuis longtemps organisée en imitation de la police nationale, avec un numéro d'appel disponible 24h/24 et 7j/7, des postes dans (presque) tous les quartiers, une organisation en « unités » et en « brigades » et même trois « unités d'intervention » dont une « BAC de nuit » !
Cette fois-ci, avec l'application en question, il s'agit donc d'encourager les citoyens à dénoncer de façon plus systématique tout ce qui leur semble relever d'une infraction à la loi (la notion d'« incivilités » est vaste...), et de se détourner des numéros d'appel d'urgence habituels (le 17 pour la police nationale, le 18 pour les pompiers et même le numéro fixe pour la police municipale niçoise) pour tout reporter sur le centre de vidéosurveillance de la ville.
Pour décrypter ces enjeux, voici une bref interview parue dans le journal 20 minutes. Pour aller plus loin, on proposera d'aller lire notre article de fond paru en 2017 dans la revue Déviance et société (« L’évolution des polices municipales en France : une imitation des polices d’État vouée à l’échec ? »).
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Le signalement citoyen en matière de sécurité est-il véritablement efficace ?
Ce qui est étrange dans cette affaire c’est que tout le monde réagit comme si la possibilité pour tout citoyen d’informer la police était nouvelle. Or il faut rappeler qu’il existe depuis plus de 20 ans des téléphones portables et que la procédure ordinaire consiste à appeler les numéros d’urgence de la police nationale (le 17), des pompiers (le 18) ou de la police municipale lorsqu’il y en a une.
Les bonnes questions à se poser sont donc plutôt : quelle est la valeur ajoutée de cette application par rapport à l’usage ordinaire du téléphone ? Soit cela change vraiment quelque chose et dans ce cas il ne faut pas simplement l’affirmer mais le démontrer, soit ce n’est qu’un gadget technologique qui fait les bonnes affaires de l’entreprise israélienne concernée. Qu’est-ce que cela pourrait modifier dans les modes de signalement antérieurs ? Ne s’agit-il pas d’une façon de municipaliser toujours plus la sécurité au détriment de l’État ? Police nationale ou police municipale ? « Participation citoyenne » ou « voisins vigilants » ? Nice incarne parfaitement la tendance actuelle de certaines municipalités à vouloir se substituer à l’État pour toute une série de missions de police. Mais à force, les citoyens vont-ils s’y retrouver ?
Les craintes formulées par l’opposition municipale à Nice de « délation généralisée » sont-elles fondées selon vous ?
Je pense que ce n’est pas le problème. Encore une fois, chacun est déjà libre d’appeler la police à tout moment pour lui signaler un incident. Le risque est plutôt de provoquer un surencombrement du standard du CSU et d’amener les policiers municipaux à se déplacer sur une foule de petits incidents plus ou moins fondés. Mais c’est peut-être le but recherché par la municipalité qui emploie 125 fonctionnaires dans ce CSU, ce qui est énorme. Il s’agit donc peut-être pour la mairie d’obliger les policiers municipaux à répondre davantage aux sollicitations de la population et peut-être aussi de flatter certaines clientèles politiques comme les réseaux de « voisins vigilants » et les comités de quartiers.
Élargir la sécurité aux gestes citoyens, est-ce selon vous une forme d’« aveux de faiblesse » des forces de police ?
Non. La police a toujours eu et aura toujours besoin de la participation de la population. Simplement l’erreur de base consiste à croire que la technologie va remplacer l’absence de relation de proximité entre police et population. La meilleure des préventions comme la meilleure des répressions consiste à être déjà là, dans la rue, et non enfermé dans un centre d’appel en attendant qu’on signale les éventuels problèmes. On en revient ainsi aux 125 policiers municipaux enfermés dans le CSU. Ils seraient sans doute plus utiles à patrouiller à pied ou à vélo sur la voie publique en allant vraiment à la rencontre des citoyens. On répondra que ces patrouilles pédestres et cyclistes existent déjà, certes, mais avec quels effectifs ? Présents dans quels secteurs de la ville ? La communication est une chose, la stratégie policière une autre.