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Journaliste, fondatrice de Problematik (ex-Mécréantes), spécialiste des questions de genre (Paris 8) essayiste.

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Billet de blog 4 décembre 2024

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Retailleau offre la rue à Le Pen : la normalisation de l'extrême droite en marche

Le 23 novembre 2024, lors d’une marche féministe, un groupuscule identitaire a défilé sous protection policière, malgré l’opposition des organisatrices. Une stratégie d’État et un précédent inquiétant ?

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Ce samedi de novembre, alors que des milliers de manifestant·e·s convergeaient pour dénoncer les violences faites aux femmes, un épisode glaçant s’est joué en arrière-plan, orchestré avec l’assentiment de la préfecture : la cohabitation imposée entre des collectifs féministes et deux entités fémonationalistes, le collectif pro-israéalien Nous Vivrons et, plus troublant encore, le groupuscule identitaire Némésis. Ce dispositif, loin d’être anodin, interroge : cette tolérance, voire cette protection accordée à ce groupe identitaire, traduit-elle une stratégie politique plus large, visant à normaliser les thèses du Rassemblement National et à consolider son agenda réactionnaire ?

Un dispositif policier étonnamment favorable

Le jour de la manifestation, la préfecture de police, sous directive du ministère de l’Intérieur, a organisé un dispositif policier inédit qui a permis l’intégration de deux groupes pourtant rejetés par l’inter-organisation féministe. Ce dispositif, censé encadrer Nous Vivrons, s’est étendu pour offrir une couverture sécuritaire à Némésis. Ces militantes, connues notamment pour leurs poses provocantes avec des mitraillettes et autres armes à feu sur les réseaux sociaux, ont profité de cette protection policière, transformant ce cadre officiel en une plateforme leur permettant de légitimer leur présence et leur rhétorique identitaire.

Nous Vivrons, qui avait déjà bénéficié d’un soutien institutionnel par des échanges directs avec les autorités le 8 mars dernier —, a vu sa présence activement facilitée cette fois-ci par une organisation formalisée. D’après CheckNews, le 20 novembre, la préfecture a organisé une réunion à huis clos avec Nous Vivrons, soigneusement tenue à l’écart des discussions avec l’interorga féministe. L’objectif ? Valider un dispositif policier permettant à ce collectif de défiler malgré l’opposition claire des organisatrices. Le 23 novembre, ce même dispositif a été étendu à Némésis, offrant ainsi à ces deux collectifs une protection policière contre l’avis explicite de l’interorga.

Une révélation particulièrement significative éclaire les dynamiques à l’œuvre : l’action de Némésis lors de la manifestation féministe du 23 novembre 2024 a été planifiée depuis le manoir familial des Le Pen, un lieu éminemment symbolique du pouvoir et de l’héritage politique du Rassemblement National.

Ce choix stratégique, loin d’être anodin, souligne l’ancrage idéologique et l’ambition assumée de perturber un espace militant féministe. Alice Cordier, porte-parole de Némésis, a confirmé à CheckNews que « Les policiers sont arrivés en nombre, nous ont questionnés sur notre groupe, puis ils nous ont réunies rue du Delta. (À l'endroit où se trouvait Nous Vivrons ndr.) » Arrivées rue du Delta, au dispositif policier officiellement conçu pour encadrer Nous Vivrons. Une vidéo publiée par un vidéaste d’extrême droite et rapportée par CheckNews en fournit une illustration explicite : on y voit une policière expliquer à une militante de Némésis : « Dès que ça part, vous vous mettez devant, c’est calé comme ça normalement entre vous et l’organisateur de Nous Vivrons. »

Ce soutien logistique interroge : la préfecture a-t-elle simplement commis une erreur de coordination, ou assistons-nous à une complaisance bien plus calculée à l’égard de Némésis ? Difficile d’ignorer la charge symbolique de cette situation, d’autant que le collectif s’est préparé dans le manoir des Le Pen, un lieu chargé de l’histoire de l’extrême droite française.

Alors faut-il y voir l’un des « cadeaux » que le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau, chef de file d’une droite de plus en plus droitisée, reconnaît avoir faits à l’extrême droite dans ses récentes déclarations ? Qu’il s’agisse d’une manœuvre assumée ou d’une simple tolérance logistique, le résultat est le même : ce rapprochement, facilité par la police, confère à Némésis une légitimité nouvelle. Il permet à ces revendications identitaires de pénétrer un espace historiquement progressiste, brouillant ainsi les frontières entre opposition et adhésion idéologique.

Un précédent inquiétant pour les mobilisations sociales

Cela devient d’autant plus alarmant lorsque l’on considère l’histoire italienne, qui offre un exemple édifiant de la manière dont les mouvances identitaires parviennent à s’infiltrer durablement dans les luttes sociales, avec la complicité des institutions. La militante féministe Arya Meroni le résume parfaitement : « Il y a quinze-vingt ans en Italie, les identitaires étaient d’abord expulsés des mobilisations sociales, puis protégés par la police, et enfin tolérés. Quinze ans plus tard, ils avaient gagné du terrain, infiltrant durablement l’espace militant. »

Ce schéma, en trois étapes, révèle une stratégie méthodique : d’abord marginalisés, les groupes identitaires trouvent progressivement une légitimité publique, jusqu’à s’imposer dans des espaces militants. Ce mécanisme, que l’on croyait spécifique au contexte italien, semble aujourd’hui en train de se rejouer en France.

La manifestation du 23 novembre 2024 pourrait bien marquer un tournant inquiétant. Pour la première fois, des groupuscules identitaires comme Némésis, connus pour leurs provocations en marge des mobilisations féministes, ont défilé sous une escorte policière officielle. Ce dispositif, orchestré par la préfecture de Paris, n’a pas simplement toléré leur présence : il l’a rendue possible, légitime, et pleinement intégrée au cortège. Ce qui jusque-là relevait de l’action disruptive en périphérie s’est transformé en participation encadrée, à égalité apparente avec les collectifs féministes.

Arya Meroni, militante féministe, s’alarme de cette évolution : « Ce qui s’est passé samedi risque de constituer un précédent : après avoir pu manifester tranquillement le 23 novembre, pourquoi l’extrême droite n’essaierait-elle pas de faire de même à d’autres occasions, en demandant, par exemple, au ministère de l’Intérieur de les protéger ? (…) Cela pose aussi la question du pouvoir qu’on accorde à la préfecture et au ministère de l’Intérieur, qui peuvent désormais décider qui a le droit de manifester avec nous. Retournement radical : la "contestation" est désormais officiellement validée par la police. »

Ce glissement révèle une nouvelle stratégie : s’insérer dans les luttes progressistes pour les miner de l’intérieur, avec la complicité d’un appareil d’État qui choisit de légitimer des collectifs ouvertement racistes et réactionnaires. La question qui se pose désormais est celle des conséquences à long terme : jusqu’où peut aller cette normalisation, et à quel point met-elle en péril l’espace même des luttes féministes ?

Luttes féministes et sociales : vers la dérive d’un espace public contrôlé ?

Face à cette instrumentalisation, il apparaît crucial d’interroger le rôle du ministère de l’Intérieur dans la gestion des manifestations publiques, et la manière dont elles pourraient être progressivement transformées en espaces idéologiques façonnés selon ses objectifs. Cette dynamique se manifeste particulièrement dans les luttes féministes, qui deviennent une cible privilégiée des idéologies nationalistes.

Dans ce cadre, le corps des femmes est investi d’une charge symbolique puissante : il devient le territoire métaphorique de la nation. Assignées au rôle de gardiennes de l’identité nationale, les femmes se voient enfermées dans une fonction qui détourne leurs combats pour les inscrire dans des discours anti-immigration, racistes ou suprémacistes.

Ainsi, en permettant à des acteurs suprémacistes d’occuper l’espace public avec l’aval des forces de l’ordre, on assiste à une redéfinition du cadre même de la contestation sociale. Or ce qui commence par l’instrumentalisation des luttes féministes risque de devenir une stratégie généralisée, où chaque mouvement de gauche pourra être parasité ou réprimé pour servir des intérêts politiques contraires.

Ces événements soulèvent une question essentielle : jusqu’où le gouvernement est-il prêt à instrumentaliser l’espace public à coups de dispositifs policiers ? Et à quel point les institutions sont-elles disposées à protéger des idéologies réactionnaires, au risque de piétiner les principes fondamentaux de liberté et de démocratie qui devraient garantir le droit de manifester ?

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